Le mot “ utopie ”, de la politique à l’art

Par Alain Badiou, philosophe, écrivain.

"Utopie" signifie essentiellement "un lieu (topos) créé, imaginé, sans égards aux contraintes du réel, et qui a parfois pour vertu de réaliser des valeurs auxquelles on tient". Il en résulte, depuis toujours, que si l’on veut discréditer certaines valeurs, on déclare que, parce qu’elles sont sans égards au réel, elles relèvent de l’utopie, et que le réel se venge en transformant le rêve en cauchemar.

 

Depuis le début de son existence, c’est, dans les temps modernes, le mot "communisme" qui a porté la plus lourde charge de supposée "utopie", en ce que sa valeur suprême, à savoir un devenir de l’humanité orienté vers une égalité réelle de tous, ou encore une participation égalitaire de tous les êtres humains au devenir de l’humanité, a été – par les tenants des ordres sociaux inégalitaires tout spécialement, on s’en doute – taxée d’utopique. […]

Mais on tombe alors dans la difficulté suivante : si les acteurs principaux et les dirigeants des processus communistes, des gens comme Marx, Lénine ou Mao, avaient été habités par une idée dont ils savaient qu’elle était utopique, ils n’en auraient certainement pas entrepris la réalisation. De coup, le procès change d’orientation : ce qu’il faut imputer au communisme réel, c’est d’avoir ignoré que ce dont ils tentaient la réalisation était une utopie.

Mais en vérité, des gens comme Marx, Lénine ou Mao n’ont nullement ignoré la possibilité qu’il s’agisse, quand on parle de "communisme", d’une utopie. Et ce pour l’excellente raison qu’ils ont eux-mêmes qualifié des gens qui, comme eux, se réclamaient du communisme, de "communistes utopiques", et les ont critiqués et politiquement combattus précisément pour ce motif.

Le problème du procès en "utopie" devient alors d’une extrême complexité. Faut-il penser qu’il y a ceux qui aiment la prétendue utopie "communiste" en sachant qu’elle est une utopie ; ceux qui au nom du "réalisme" détestent les utopies, et tout particulièrement le communisme ; ceux qui, quoique partageant des points considérés comme utopiques par ceux qui détestent les utopies, notamment le mot "communisme", n’en sont pas moins en conflit avec les communistes utopistes ; ceux qui, quoique ils soient volontiers utopistes, n’en détestent pas moins l’utopie communiste à cause de son affreux réel ; ceux qui n’ayant pas vu que le communisme était une utopie sont les criminels de sa "réalisation" impossible ? Et peut-être d’autres positions encore ?

Si l’on remonte aux origines, on peut en tout cas affirmer que Marx est tout sauf un utopiste. Se portant même à l’autre extrême, contre les socialismes utopiques de toutes natures, il affirme que son œuvre relève de la science, qu’il s’agit d’un communisme scientifique. Et de fait, son œuvre principale, Le Capital, est pour l’essentiel consacrée à une analyse extraordinairement détaillée des sociétés européennes de son temps, à grand renfort de concepts tirés largement de l’économie politique anglaise, dont la saveur "utopique" est égale à zéro. Et quant à son œuvre politique, notamment le fameux Manifeste du Parti communiste, il ne fait que tirer des conséquences pratiques possibles de ce réel historique dont les analyses à venir raffineront la connaissance. Les supposées descriptions du futur radieux, qu’on associe généralement à l’idée d’utopie, sont extraordinairement rares dans l’œuvre de Marx, tout comme elles sont absentes de celles de Lénine et de Mao. Par contre, des descriptions critiques très précises des structures sociales et des idées dominantes à leur époque y abondent. Et ce sont elles qui commandent la présentation de processus collectifs organisés capables de passer au-delà des structures ainsi décrites.

Ajoutons que des dirigeants communistes comme Lénine ou Mao ne cessent de répéter que l’affaire sera longue, difficile, tortueuse. Mao écrit souvent, par exemple, que la question de savoir qui, du capitalisme ou du communisme, l’emportera, ne sera tranchée qu’à l’échelle des siècles. Et il donne de cette temporalité longue des explications précises. On ne voit pas du tout quelle est la place, dans tout cela, d’une pensée "utopique".

La vérité est que dans toute cette affaire, "utopie" et "réalité" sont des opérateurs idéologiques, qui camouflent le vrai et difficile problème. Ce problème doit être renommé celui du possible et de l’impossible. […]

La question du possible est délicate pour la raison suivante : qui décide de ce qui est possible et de ce qui est impossible ? J’avance l’énoncé fondamental suivant : dans les sociétés humaines, un groupe dominant est une petite minorité qui a le pouvoir d’imposer à tous une vision particulière de ce qui est possible et de ce qui est impossible. Et ce dans la forme de l’opposition entre "réaliste" et "utopique".

Un exemple évident. Pendant des siècles, dans notre pays et ailleurs, il a été impossible de considérer qu’une société pouvait survivre sans l’existence d’une noblesse, elle-même commandée par un roi. Autrement dit, de même qu’aujourd’hui on affirme qu’il est impossible qu’existe une société égalitaire de type communiste, on affirmait qu’une république populaire était un désordre impossible. Il a fallu la révolution française pour que cet impossible soit déclaré possible, à l’épreuve du réel.

Aujourd’hui, on dit partout que le système économique et politique le meilleur possible est le couple du capitalisme et de la prétendue démocratie électorale ; de même, pendant des siècles, on a considéré que l’inégalité de statut entre les nobles et les roturiers était la seule organisation possible des sociétés. Et, à propos des émeutes populaires dirigées contre la monarchie ou la noblesse, on affirmait qu’elles étaient finalement toujours des échecs sanglants et inutiles, parce qu’elles étaient des utopies sans réalité. […]

Alors, le geste politique réellement émancipateur consiste à s’arracher à la dictature dominante qui contrôle un point clef des convictions humaines : la différence entre le possible et l’impossible, entre le "réalisme" et "l’utopie".

L’œuvre de Marx n’a pas été la production d’une utopie. Elle est partie d’une analyse serrée des sociétés contemporaines, à partir de laquelle on pouvait procéder à un déplacement fondamental de la délimitation entre le possible et l’impossible. Le matérialisme de Marx a consisté, y compris contre les communismes utopiques quand il le fallait, à enraciner dans le réel social les chemins nouveaux de l’émancipation humaine. Ce faisant, il a déplacé la frontière arbitrairement située entre le possible et l’impossible. Et la dialectique de Marx, décrivant les contradictions qui sont à l’arrière-plan du "possible" dominant, a montré que le futur pouvait être entièrement différent de la continuité revendiquée par la domination capitaliste.

En mai 68, en France, un des beaux mots d’ordre alors inventé était : "Soyons réalistes, demandons l’impossible." C’était dire que la projection vers le futur d’un grand mouvement porté par la jeunesse des facultés et des usines franchissait les bornes antérieurement prescrites quant à ce qui est possible.

Le mot "utopie" devrait être banni du lexique politique. […]

Affirmons bien plutôt qu’une politique véritable suppose toujours qu’on définisse, contre l’ordre dominant, une nouvelle frontière entre le possible et l’impossible.

Mais le mot "utopie" peut conserver son charme littéraire, artistique. Qu’il s’agisse du mythe d’Er l’arménien, revenu du pays des morts, dans la République de Platon, de la charmante et dure histoire d’Adam et Eve au Paradis, de Gargantua et autres géants rabelaisiens, de la baleine blanche du Moby Dick de Melville, des sagas de la science-fiction comme des légendes du cinéma fantastique, nous avons besoin, comme d’une nourriture pour nos rêves, d’une mise en forme de nos mythologies subjectives, de récits qui, soustraits à toute évaluation pratique, ne sont ni possibles, ni impossibles, mais, justement : utopiques.

L’utopie, qui n’est, en politique, qu’un argument polémique, est, dans les arts, le support d’une création. C’est en son nom qu’il devient licite d’explorer plus avant le monde des formes, qui est le monde de l’art. On peut supposer qu’existent des vivants improbables, des paysages hallucinés, des couleurs invisibles, des géométries inédites. Et de l’intérieur de ces suppositions, on peut rêver des scènes mythiques comme si la puissance de leur forme leur donnait une sorte d’existence seconde. On peut, en peinture, donner à voir la Tour de Babel, en musique, on peut faire entendre le sabbat d’une nuit sur le mont Chauve, en littérature, rêver de la reconstruction totale d’un monde à partir d’un unique naufragé sur une île déserte, en poésie faire voir "l’arbre du côté des racines", en sculpture imposer la présence, au cœur d’un jardin, d’un dragon de pierre... On peut même imaginer, dans la fureur du désir, des perversions inconnues.

C’est mon jugement : coupable en politique, d’une innocence active dans les arts, d’une moralité incertaine, le mot "utopie" peut servir aux desseins les plus variés. Au nom de quoi, en dépit de ses usages réactifs et paralysants, on le déclarera, comme tel, innocent. ■

Bernard Rancillac, "Les dirigeants chinois saluent le défilé du 20e anniversaire de la Révolution", 1970, huile sur toile, deux panneaux, 330 x 450 cm. Collection musée d’art moderne et contemporain de Saint-Etienne Métropole. Photo Yves Bresson
Bernard Rancillac, "Les dirigeants chinois saluent le défilé du 20e anniversaire de la Révolution", 1970, huile sur toile, deux panneaux, 330 x 450 cm. Collection musée d’art moderne et contemporain de Saint-Etienne Métropole. Photo Yves Bresson