Le temps, ce grand constructeur

Rencontre avec Michel Desvigne, paysagiste.

Nadine Eghels : Quelle est votre pratique de paysagiste ?

Michel Desvigne : Notre particularité est d’être souvent engagés dans la transformation de grands territoires, c’est-à-dire plus grands qu’une place publique, un parc ou un aéroport, comme le plateau de Saclay (7 700 ha), ou le travail que nous réalisons dans le bassin minier dans le Nord (35 000 ha) à partir du Louvre à Lens. Je m’intéresse à la transformation physique des lieux, et non à la planification à très grande échelle. Je travaille aussi à Bordeaux, où nous aménageons la rive droite de la Garonne en parc (6 km), et à Marseille en concevant une chaîne de parcs, dans la continuité du Vieux Port, qui recompose la façade maritime. Ainsi j’ai la chance de travailler à la fois sur des projets de grande dimension, la transformation prochaine du quai de Southampton au Havre (7,7 ha), et aussi sur de très petites surfaces, un jardin pour le ministère de la Culture qui fait (1000 m2). J’ai besoin des deux échelles, des projets qui relèvent de temps longs et de stratégies pour grandes dimensions, dont il est parfois difficile de maîtriser le degré d’abstraction, car il faut des dizaines d’années pour voir le projet prendre forme et on peut se perdre dans l’abstraction, et aussi des petites choses pour avoir du très concret immédiatement, des prototypes qu’on développe ensuite à grande échelle mais qui offrent le plaisir de les voir se réaliser. J’aime beaucoup cette alternance de grandes stratégies et de petits laboratoires.

 

N.E. : Mais un grand projet n’est pas forcément l’agrandissement d’un petit ?

M.D. : En effet, on ne peut appliquer simplement l’homothétie ! C’est même la plus grande difficulté de ce métier, la compréhension de l’échelle ; cela demande un travail d’accommodation permanente. Nous avons en ce moment 60 projets dans 16 pays, donc je me déplace beaucoup et j’en ai besoin car si je reste ici au centre de Paris je finis par ne plus ressentir la dimension.

 

N.E. : L’échelle est une question fondamentale.

M.D. : Les bons projets sont ceux qui tombent juste. L’acte qui a du sens dans un site donné. Cela suppose qu’on ait compris sa taille, afin que la transformation envisagée soit à la bonne mesure. Il s’agit de bien identifier le sujet et de trouver le grain, le niveau de détail qui aura un sens à cette échelle. C’est déterminant, c’est ce qui fait la réussite ou l’échec d’un projet paysager.

 

N.E. : Quelle serait la définition de votre métier ?

M.D. : Il s’agit de transformer des lieux existants, non de les construire, et la première chose est de comprendre ce qui existe. Un paysage est le produit d’un ensemble d’activités humaines et de phénomènes naturels, et les formes sont l’expression de ces mécanismes. Comprendre un paysage c’est décrypter ces mécanismes et ces activités, pour ensuite agir dessus.

Par exemple le bassin minier du Nord de la France n’est plus exploité depuis des dizaines d’années, et ces sites abandonnés ont pour la plupart été transformés en parcs très localisés. Notre projet est de réunir cette multitude de parcs en une structure plus vaste afin de leur donner une identité plus forte, en créant des systèmes de parcs. Nous avons envisagés sept entités de parcs, autour desquels le développement urbain et économique sera valorisé. Tout ce territoire se développe à partir du Louvre Lens, et cela permet d’avoir une action sur le paysage à grande échelle uniquement en changeant son image, sans rien construire mais en unissant ces divers parcs dans une gestion commune et en les reliant par des chemins.

 

N.E. : Et votre projet pour Bordeaux ?

M.D. : Il s’agit de la rive droite de la Garonne, qui comprend environ un tiers de la ville contenue entre des coteaux et le fleuve. Il s’agit d’une zone de 1000 hectares, actuellement en déshérence et sans grande qualité. Ce territoire était destiné à être progressivement construit et habité, mais nous avons proposé de faire un parc de 6 km de long sur 300 m de large. En vis à vis des quais plantés (par Michel Corajoud) de la rive gauche, cela ferait un immense parc en centre ville de part et d’autre du fleuve. Le maire a choisi ce projet, on a transformé les règlements urbanistiques de manière à affecter ces terrains auparavant constructibles en zones d’espaces verts, et très progressivement le parc s’aménage. Nous avons réussi à changer le regard là où les projets urbanistiques prévoyaient des habitations jusqu'aux rives. Mais une façade de 6 km de constructions nouvelles ne pouvait rivaliser avec la beauté des quais de Bordeaux ! Avoir convaincu le maire et la collectivité de laisser la place à un parc le long d’un fleuve dans le centre ville, et le constituer progressivement, c’est formidable ! C’est très progressif, ce genre de projet dure trente ans minimum, ce n’est pas un joli projet immédiatement perceptible car les processus urbains sont lents à mettre en place, ensuite la matière demande du temps. On plante des arbres comme une pépinière (30 hectares déjà), ils évoluent, d’autres arrivent dans les phases suivantes, c’est un tissage progressif en tenant compte de la vitesse de croissance des diverses essences. On procède par addition de couches, on commence par travailler le sol, dépolluer, on confine certaines zones, on plante des espèces pionnières pour commencer, on introduit dans les couches à croissance rapide (saules peupliers... ) des essences à croissance lente (chênes, hêtres... ), enfin on ajoute des arbres fruitiers qui rendront la promenade agréable. Le parc atteindra sa pleine maturité dans un siècle, mais il faut en attendant qu’il soit attractif dès les dix premières années.

 

N.E. : Le temps est vraiment un facteur important dans votre travail.

M.D. : Oui, et l’idéal est de garder la possibilité d’intervention sur une longue période. Ainsi à Montpellier, où nous intervenons régulièrement sur un parc depuis 25 ans, on avait commencé par planter une grande quantité de pins parasols, et depuis nous réintervenons sur ces lieux pour apporter progressivement une résolution plus fine. En fait il faut jouer à la fois sur le court et le long terme, bien sûr en ayant une vision de ce que ce sera plus tard, et en même temps en préservant la possibilité d’accueillir des populations maintenant, on ne peut pas attendre deux générations. Il faut donc accompagner toutes ces générations qui vont vivre autour de ces lieux évolutifs.

À Bordeaux le parc ressemble actuellement à une pépinière, ce sont des alternances de prairies et de petits boisements, il a un aspect presque utilitaire, ce n’est pas une écriture avec une connotation, il n’imite rien. Lorsqu’on adhère à a cette gestion pragmatique du temps, on est détaché de ces schémas, parce qu’on sait que c’est temporaire, que chaque état ne durera pas, on n’a pas besoin d’introduire un dessin connoté au départ pour faire croire qu’il y aurait là un parc, comme souvent dans les jeunes parcs où tout à l’air plaqué, voire faux. Au contraire, si on utilise une écriture plus forestière ou agricole, qui permet d’avoir une présence rapide, à condition toutefois d’avoir anticipé le long terme (quelle sera la composition de l’espace à la fin ?), c’est vraiment intéressant car on est tout de suite « quelque part ».

 

N.E. : Que pensez-vous de l’évolution des paysages en France ?

M.D. : J’ai un sentiment contrasté. D’une part la production de logement est dominée par le pavillonnaire et pour le paysage cet étalement urbain est critique. On n’est plus nulle part, même pas à la campagne puisqu’il n’y a pas de chemin pour se promener. Les infrastructures sont fortes mais relativement indépendantes des villes et n’ont pas été conçues au service des habitants. Comme il fallait que chaque ville soit desservie par une autoroute à moins de 50 km, on a maillé le pays d’un réseau autoroutier, avec des entrées et sorties de villes éloignées des centres, et on a vu le développement de ces zones commerciales péri-urbaines. Par ailleurs nous avons la chance en France d’avoir des commanditaires publics puissants, et en contrepoids de cet étalement, il y a aujourd’hui des tas de projets urbains intéressants, avec la création des métropoles (le rassemblement d’un nombre significatif de villes autour des plus grandes), ce qui induit une conscience d’unité physique autour des villes importantes. Depuis quelques années, toutes ces métropoles se sont dotées d’outils de réflexion, de projets, de visions qui sont bien éloignées de l’étalement urbain spontané. On sait bien que jamais les projets dessinés ne se construisent, mais ils procurent à un moment une vision partagée permettant de dégager quelques règles du jeu qui précèdent et vont donner un peu de sens à tous les projets à venir. Par exemple dans la ville d’Anvers, plein de projets existent, pour toutes sortes de lieux et de sites, attendant la possibilité de se réaliser. Ainsi, quand une opportunité se présente, il y a une base de réflexion qui permet d’orienter les décisions.

 

N.E. : En France, des projets paysagers aboutissent-ils facilement ?

M.D. : On a souffert dans notre pays d’un manque de visions pour le développement de ces fameuses métropoles. Il y a un manque de projets, pas seulement de moyens ! Mais en l’absence de vision, tout est compliqué, et fastidieux. Malgré cela, les choses finissent par se faire, car il y a des besoins, et la population augmente. On peut espérer que désormais ces métropoles, au-delà de la communication, se dotent de cadres et de perspectives pour leur évolution future. Tout n’est donc pas perdu !

micheldesvigne.com

Situé sur d'anciens terrains du port autonome de Bordeaux, le Parc aux angéliques, conçu par l'Agence Michel Desvigne, est en cours de réalisation sur la rive droite de la Garonne. Il va progressivement conquérir les berges jusqu'en 2017. Photo DR
Situé sur d'anciens terrains du port autonome de Bordeaux, le Parc aux angéliques, conçu par l'Agence Michel Desvigne, est en cours de réalisation sur la rive droite de la Garonne. Il va progressivement conquérir les berges jusqu'en 2017. Photo DR