Les utopies musicales : des nouvelles de l’avenir

Par Régis Campo, membre de la section de composition musicale.

L’histoire de la musique a toujours été traversée par de multiples utopies, de musiques d’aucun lieu, a-topiques, d’autre-monde, loin des académismes du moment, avec le désir de créer un langage du futur, une esthétique du meilleur des mondes musicaux possibles.

Euphonia ou la ville musicale est une étrange utopie inventée par Hector Berlioz en 1852.

La scène se passe en Allemagne, en France et en Italie, vers l’an 2344 et met en scène une ville imaginaire : Euphonia. On y lit : "L’empereur d’Allemagne fait tout pour rendre aussi heureux que possible le sort des Euphoniens. (...) Quand il s’agit d’exécuter quelque grande composition nouvelle, chaque partie est étudiée isolément pendant trois ou quatre jours ; puis l’orgue annonce les réunions au cirque de toutes les voix d’abord." Berlioz écrit également : "Des chaires de philosophie musicale, occupées par les plus savants hommes de l’époque, servent à répandre parmi les Euphoniens de saines idées sur l’importance et la destination de l’art, la connaissance des lois sur lesquelles est basée son existence, et des notions historiques exactes sur les révolutions qu’il a subies. C’est à l’un de ces professeurs qu’est due l’institution singulière des concerts de mauvaise musique où les Euphoniens vont, à certaines époques de l’année, entendre les monstruosités admirées pendant des siècles dans toute l’Europe, dont la production même était enseignée dans les Conservatoires." Cette utopie musicale est bien ironique. Elle exprime une crainte de vivre dans le pire des mondes musicaux possibles. Berlioz nous met en garde contre un futur dans lequel la liberté absolue de créer est proscrite.

Ce futurisme rejoint le Paris au XXe siècle de Jules Verne (1860). Ce dernier y écrit : "[...] de son temps, on supprimait déjà la mélodie, il jugea convenable de mettre également l’harmonie à la porte. On ne s’introduit pas impunément pendant un siècle, du Verdi ou du Wagner dans les oreilles sans que l’organe auditif ne s’en ressente."

Wagner en grand utopiste rêvait d’une œuvre d’art totale (Gesamtkunstwerk) et souhaitait la réaliser à Bayreuth. Durant l’été de 1876, le Festspielhaus ("Palais des festivals") accueille le premier festival de Bayreuth pour la première représentation complète de L’Anneau du Nibelung. Projet fou, cette idée d’art totale parait aujourd’hui bien exclusive et narcissique : la vision esthétique d’un seul homme, tant soit peu génial, dans un lieu qui n’admettait aucun opéra d’autres compositeurs.

De 1908 à 1910 Alexandre Scriabine fantasma une musique incroyable, Prométhée ou le Poème du feu, écrite pour piano soliste, grand orchestre, chœurs mixtes et "orgue de lumière". Cet orgue projette des jeux de lumières déclenchés par un clavier au rythme de la partition. Scriabine associait à certaines harmonies orchestrales des couleurs. Mais dès 1903 le projet d’une œuvre, Le Mystère, représente l’œuvre d’art totale par excellence : faire appel à tous les sens en combinant musique, texte, lumières, parfums, gestes et même caresses. Le compositeur a écrit quelques pages intitulées L’Acte préalable mais l’œuvre fut inachevée. La durée totale de la pièce devait être de sept jours et son exécution se dérouler dans un temple sphérique (dont il nous reste quelques esquisses du compositeur lui-même) installé sur un terrain situé dans les contreforts de l’Himalaya qu’il avait prévu d’acheter, ou dans le parc de la Société théosophique à Adyar (en Inde).

On retrouve dans les symphonies de Mahler tout un monde avec ses contradictions, ses beautés et ses vulgarités, exprimant les joies et le tragique de l’existence. Dès sa Première Symphonie dite Titan, écrite en 1888 puis remaniée jusqu’en 1903, Mahler imagine un monde dès le premier mouvement, sous-titré "Comme un bruit de la nature" (Wie ein Naturlaut) à l’image des premières mesures du début de la Neuvième Symphonie de Beethoven. On y entend tout un monde lointain dont la fameuse chanson Frère Jacques ou la musique d’un mariage juif.

Mahler disait qu’une "symphonie doit être comme le monde. Elle doit contenir tout". Charles Ives partageait cette même vision utopiste de l’œuvre musicale. À la fin du dix-neuvième siècle, le compositeur américain étudie la composition à l’université de Yale mais il doit en réalité son apprentissage de la musique à son père : se promener dans un parc ou une ville et glaner toute sonorité possible (un chant luthérien, une marche militaire, un rag-time, des klaxons, des bruits de la nature). Une musique-monde où l’on entend pour ainsi dire tout dans un joyeux capharnaüm mêlant tonalité, atonalité, polytonalité et parfois même micro-tonalité. Son chef d’œuvre absolu The Unanswered Question (1908) mélange un tapis de cordes, lent et religieux dans un grand sol majeur, une trompette interrogative et atonale que Ives décrit comme "l’éternelle question de l’existence" ("The Perennial Question of Existence") auquel quatre flûtes chaotiques tentent en vain de répondre. Comme déjà Mahler dans ses symphonies, Charles Ives juxtapose des idées musicales contradictoires en une seule œuvre, tel son fameux Central Park in the Dark pour orchestre (1898-1907) : retranscrire ce qu’entend tout homme se promenant dans une ville durant une nuit chaude d’été dans New York.

Igor Stravinsky, durant tout le vingtième siècle, créera une sorte d’utopie réjouissante du mille-feuille musical. Toute l’histoire de la musique se retrouve dans ses œuvres, comme vampirisée et resucée. Stravinsky inventa en musique un tour de passe esthétique éloquent : nous faire croire que Pergolèse a plagié par anticipation son œuvre Pulcinella (comme si Homère avait copié Ulysse de Joyce).

Inspiré par Stravinsky, le compositeur italien Luciano Berio en 1968, avec sa Sinfonia pour huit voix et grand orchestre, recopie dans son troisième mouvement (In ruhig fließender Bewegung) le scherzo de la Deuxième Symphonie de Mahler pour y incorporer des œuvres de divers compositeurs – notamment La Mer, Le Sacre du printemps, Wozzeck, ou encore la Sixième Symphonie de Beethoven. Immense collage, ce troisième mouvement de la Sinfonia se bâtit sur un scherzo lui-même collage et œuvre-monde – c’est ici le comble de l’utopie qui se construit sur une autre utopie. On retrouve cette même folie dans la nouvelle de Jorge Luis Borges, La Bibliothèque de Babel (1941) : un immense lieu contenant tous les livres (y compris forcément ce présent texte !) et ceux à venir. La nouvelle de Borges se termine sur cette phrase sublime : "Le désordre apparent, se répétant, constituerait un ordre, l’Ordre. Ma solitude se console à cet élégant espoir." On pourrait imaginer à notre tour une immense bibliothèque où toutes les musiques seraient présentes – avec toutes celles que nous n’avons pas encore composées. Mais cette ultime utopie musicale ne se réalise-t-elle pas aujourd’hui avec cette toile d’araignée mondiale communément appelée en anglais, le Web ?

Avec Andreï Jdanov et le réalisme socialiste, l’utopie devient une idéologie officielle du régime soviétique. Jdanov siégeait au Comité central du Parti communiste bolchevik à Moscou et jusqu’en 1948 contrôlait l’art sous toutes ses expressions. Les impératifs politiques l’emportaient sur les considérations artistiques et le pouvoir soviétique n’admettait qu’un art de propagande, qui idéalisait la réalité, au risque du mensonge. Le compositeur russe Dimitri Chostakovitch était déjà accusé de "formalisme petit-bourgeois". Intitulé "Le chaos remplace la musique", un article, non signé de 1936 paru dans la Pravda, s’inquiétait du "danger d’une telle orientation pour la musique soviétique". Cet article résonnait comme un rappel à l’ordre : Chostakovitch devait se plier à une utopie bolchevique de l’académisme et de l’héroïsme musical, magnifier à travers la plupart de ses symphonies, musiques de film ou cantates, la vie sociale des travailleurs, des classes populaires, des militants.

Pareillement, le régime nazi entre 1933 et 1945 a promu une musique officielle national-socialiste. Là encore, un art académique, rassurant et réactionnaire, était le seul toléré par un régime totalitaire qui rêvait d’une culture de race et populiste, un archaïsme et un certain classicisme. Durant le troisième Reich, les nazis proposaient un avenir musical catastrophique – une réelle dystopie musicale.

Si toutes formes d’avant-garde musicale étaient proscrites durant ce troisième Reich, l’après-guerre vit l’apparition de nouvelles avant-gardes libérées du carcan totalitaire.

Déjà au début du XXe siècle, la musique dodécaphonique de la seconde école de Vienne (s’échapper de la tonalité en utilisant les douze sons chromatiques sans polarité) inspira l’idée de musique sérielle : composer strictement d’après une série de douze sons chromatiques. Arnold Schoenberg dit alors cette phrase célèbre un rien arrogante, et touchante de naïveté : "Mon invention assurera la suprématie de la musique allemande pour les cent ans à venir." Prophétie, certes non réalisée, mais à l’image de toute utopie musicale : vouloir la suprématie d’une esthétique musicale à une autre. Plusieurs compositeurs après la Seconde Guerre mondiale – notamment Jean Barraqué, Pierre Boulez, Karlheinz Stockhausen ou Luigi Nono – imaginent alors le sérialisme intégral. Une utopie du contrôle absolu des paramètres du son. L’idée est d’appliquer de manière rigide, à l’instar d’une série de 12 notes, une série pour les durées, pour les timbres et pour les intensités. Avec ce vœu d’un contrôle absolu des paramètres du son, ces compositeurs auraient pu pousser allègrement plus loin cette utopie : en imaginant, par exemple, une série de gestes imposée aux instrumentistes, un nombre restreint de respirations pour l’auditeur, une série de rythmes tolérés pour les applaudissements, et bien sûr, une série de notes pour les sifflements et/ou les huées ! Cet engouement ne dura que dix ans et d’autres esthétiques plus souples et libres verront le jour comme par exemple la musique aléatoire, ou encore, les formes dites "ouvertes" faisant jouer le hasard et l’imprévisibilité dans la composition musicale d’une manière plus ou moins contrôlée (le hasard dit "contrôlé" dans les œuvres magnifiques du compositeur polonais Witold Lutosławski, notamment Jeux vénitiens de 1961 ou sa troisième Symphonie écrite de 1974 à 1983 qui reconsidéra la mélodie).

L’exemple ultime de musique aléatoire fut proposé en 1952 par l’américain John Cage : son célèbre 4’33’’ de silence composé pour n’importe quel instrument ou combinaison d’instruments. Cette œuvre est une sorte d’équivalent musical du ready-made de Marcel Duchamp, La Fontaine (1917), le fameux urinoir en porcelaine, lequel annonçait déjà les happenings et le Pop Art des années 50 à 60. Dans un entretien de Marcel Duchamp de 1961, on lisait cette déclaration : "Un ready-made est une œuvre sans artiste pour la réaliser". Mais n’était-ce pas également une phrase adressée à un non-auditeur ? John Cage représente de la même manière, avec son œuvre, une utopie de la non-œuvre – comme Lewis Carroll imaginait un non-anniversaire dans Alice aux pays des merveilles. 4’33’’ est une œuvre sans artiste, toutefois jouée par des artistes et publiée en partition aux éditions Peters à New York – un grand éditeur, lui bien réel et générateur de droits d’auteur également bien réels ! Ici l’utopie musicale semble par jeu atteindre sa limite avec une certaine dose d’ironie, une joie de la provocation et de la farce, s’opposant à l’ascétisme des œuvres sérielles ambiantes.

Le compositeur polonais Krzysztof Penderecki est passé, quant à lui, d’une utopie à une contre-utopie, en faisant preuve d’un revirement spectaculaire.

Dès les années soixante-dix, son style musical, alors fortement avant-gardiste et dissonant, devient consonant et post-romantique. Penderecki se justifiait en 2003 : "L’avant-garde offrait l’illusion de l’universalisme. Pour nous, les jeunes, bridés par l’esthétique du réalisme socialiste alors en vigueur en Pologne, le monde de la musique de Stockhausen, Nono, Boulez, Cage, fut une libération. Mais j’ai vu bientôt que dans cette nouveauté, réduite aux expérimentations et spéculations formelles, il y a plus de destruction que de construction, que ce ton prométhéen n’est qu’une utopie." (Penderecki par Mieczysław Tomaszewski, Institut Adam Mickiewicz, 2003).

Mais toute contre-utopie n’appellerait-elle pas à son tour, alors, une contre-contre-utopie ? Le jeu des esthétiques rebelles est sans fin.

Enfin, les compositeurs incarnent parfois eux-mêmes des utopies vivantes dans un style qui ne rejoint aucun courant musical. Heureux sont les créateurs que l’on ne peut situer, étiqueter ou ranger dans un casier esthétique.

L’immense compositeur Olivier Messiaen était une utopie à lui tout seul. Il combinait de manière paradoxale des influences éparses : la couleur, la métrique grecque, le plain-chant, les rythmes hindous, le chant des oiseaux, les modes à transposition limitée, la pensée rythmique du Sacre du printemps.

Il pouvait d’autre part demander à sa femme Yvonne Loriod-Messiaen de prendre des billets pour la Nouvelle Calédonie et partir avec elle afin de noter des chants d’oiseaux dans les forêts les plus reculées. Messiaen était surtout un compositeur de la joie et de la couleur. Il écrivait : "Le musicien qui pense, voit, entend, parle, (...) peut, dans une certaine mesure, s’approcher de l’au-delà. Et, comme dit Saint Thomas : la musique nous porte à Dieu, par défaut de vérité" (Hommage à Olivier Messiaen, La recherche artistique, 1978). L’utopie musicale chez Messiaen est une transcendance, elle tend vers un éblouissement ; elle est à la recherche d’un excès de vérité.

Veilleur d’avenirs, le "compositeur-utopiste" a cette capacité de rêver de futurs imaginaires, sans toutefois vouloir les réaliser ; juste en rêver, se projeter dans ces futurs possibles avec l’insouciance ludique d’un enfant, nourrissant ainsi sa créativité du moment.

À ce titre, l’utopie musicale est un éloge de la contradiction qui orchestre et transcende des esthétiques opposées, non en les fusionnant, mais en les faisant danser entre elles au sein d’une seule et même œuvre musicale. Le compositeur avec sa douce utopie s’apparente alors à une sorte de singularité pour reprendre un terme d’astrophysique : il incarne ce point unique du Big Bang, cette singularité initiale, où les théories s’effondrent.

L’utopie musicale est une douce croyance proche d’une maladie qui ne demande pas à être guérie, et c’est bien cela qui compte, maintenir un désir de création, même absurde et irréalisable, vers des futurs possibles.

Deux compositeurs-utopistes qui se rencontrent ne se racontent pas des histoires d’utopies musicales; ils s’ignorent, ou tout au mieux, se font courtoisement des batailles de sourds. Il est d’un ennui abyssal pour un utopiste de rencontrer un autre utopiste, comme un amoureux, un autre amoureux.

Mais aujourd’hui, quelle est la plus belle et la plus folle des utopies musicales ? Elle semble en réalité venir de nos oiseaux et non des compositeurs.

Suite à un écosystème agricole qui se détériore, de nombreuses espèces d’oiseaux sont en déclin et un tiers des oiseaux a disparu de nos campagnes françaises depuis quinze ans. Olivier Messiaen aurait alors noté bien moins de chants d’oiseaux aujourd’hui. Quelle forte et étrange allégorie où le chant de nos oiseaux-musiciens pourrait disparaître à tout jamais. Où va donc notre monde ?

Et pourtant nos oiseaux chantent encore et encore, dans la plus belle des utopies, loin des spéculations esthétiques de cols blancs, loin des écrans d’ordinateurs et des téléphones portables.

Par leurs simples chants, ils rendent hommage à la véritable beauté de la vie.

Les oiseaux-musiciens ne nous envoient-ils pas de possibles nouvelles de l’avenir ? ■

  

Vue extraite du film "Olivier Messiaen et les oiseaux", 1973, documentaire de Michel Fano et Denise Tual
Vue extraite du film "Olivier Messiaen et les oiseaux", 1973, documentaire de Michel Fano et Denise Tual
John Cage, Merce Cunningham et Robert Rauschenberg, en 1964, devant le Sadler’s Wells Theatre à Londres. Photo Douglas Jeffrey, Merce Cunningham Trust. © Victoria and Albert Museum, London
John Cage, Merce Cunningham et Robert Rauschenberg, en 1964, devant le Sadler’s Wells Theatre à Londres. Photo Douglas Jeffrey, Merce Cunningham Trust. © Victoria and Albert Museum, London