L'imprésence de l'ombre

Par Jean Anguera, membre de la section de Sculpture.

Sur le fond sombre d'une pièce, venant de profil par une fenêtre, la lumière révèle la poussière en suspension dans l'air. Qu'un nuage passe devant le soleil et la poussière disparaît ou plutôt redevient invisible. En somme la poussière comme la lumière sont en soi invisibles. C'est leur rencontre qui nous les fait voir. C'est l'obstacle de la forme - y compris celle minuscule de la poussière - heurtée par la lumière qui réalise le visible. Le phénomène suppose la triple présence de l'objet, de la lumière et d'un témoin. Qu'un seul manque et il n'est plus possible de parler de visible. Indispensable présence de l'homme qui voit avec ses yeux mais aussi avec sa pensée. C'est la présence de cette pensée qui transforme tout spectacle, tout phénomène extérieur en une réalité intérieure. Chaque homme, chaque témoin engrange une réalité différente puisque sa position est différente. Lorsque je montre une sculpture à un visiteur je sais qu'il ne voit pas la même que moi.

La lumière révèle la forme. La forme révèle la lumière. Que cherche réellement le sculpteur? Que regarde-t-il ? Est-ce la forme ? Est-ce l'ombre ? Peut-être en fin de compte est-ce la lumière. La lumière, l'ombre, la forme, ou l'espace, leur rencontre - tous parlent en même temps. La lumière en soi reste comme extérieure, incompréhensible. Elle est une abstraction. Elle donne le sentiment de la perfection. Sa rencontre avec la forme est une dégradation mais aussi un ouvrage de nuances.

La sculpture me semble toujours à ses débuts, face au champ infini des possibilités.

La lumière ne va pas sans l'ombre et le rapport entre l'ombre et la lumière est d'une complexité inouïe. D'autant que ce rapport ombre/lumière dépend de la forme et donc de tout ce qui la produit : les caractéristiques intimes de la matière, sa couleur, sa texture, sa brillance, et sa transparence mais aussi des jeux intimes de la forme avec l'espace, enfin notre corps et la pensée qui l'habite.

Il est des sculpteurs qui se préoccupent peu de la lumière peut-être parce qu'ils ne regardent pas véritablement leur sculpture en cours d'exécution. Ils se préoccupent davantage de leur vision intérieure, de l'existence et du maintien d'un fil conducteur entre leurs mains et la source de leur inspiration, et seulement de temps en temps de la lumière comme d'un moyen technique pour vérifier les progrès de leur sculpture. L'ombre et la lumière se débrouillent en dehors de l'exercice de leur sculpture.

Ainsi, lorsque je modèle, je ne vise que la forme et je pense qu'elle naît dans l'obscurité, au bord du plus ignoré en moi, au pli de l'invisible, et qu'elle sort peu à peu au jour. Cependant elle ne se dépouille jamais entièrement de sa crainte de la lumière. Elle œuvre à conserver ses mystères. Le mystère de ses origines, le mystère de ce qui s'est employé à sa réalisation. Et je préfère les préserver que de faire semblant d'en connaître les secrets.

En tant que sculpteur je suis censé entretenir une complicité permanente avec la lumière, mais je n'y suis réellement sensible que lorsque je tente de photographier la sculpture une fois celle-ci terminée. Pour ce faire je m'attèle alors au travail indispensable de la lumière. Il s'agit de voir et de montrer. D'abord voir. Ensuite montrer. Reproduire ce mouvement qui va de l'intérieur vers l'extérieur. Tout va dépendre du choix des éclairages et de leurs directions puis encore de l'angle de la prise de vue. L'appareil photo devient le témoin. Il se substitue à moi. Au départ, grâce à la photo, je ne cherche qu'à rendre compte d'un résultat obtenu par la sculpture, et d'une certaine manière, par ce biais de la photo, qu'à «voir» définitivement la sculpture. Sans déplacer ni l'appareil ni la sculpture, et en jouant uniquement sur la lumière, j'ai affaire à une quantité illimitée de possibilités. Je suis dérouté par cette capacité de faire mille photos différentes, de montrer autant de sculptures ressemblantes mais inexactes. Parmi celles-ci la véritable sculpture se dissimule. Il me semble la connaître sans la voir!

Pour ma part j'aime l'ombre et je préfère qu'il y ait une lumière plutôt faible sur mes sculptures. Peut-être est-ce cette incertitude de comprendre réellement ce que je fais qui détermine mon goût pour l'ombre. La forme est là, habitante invisible. J'aime que la sculpture se laisse deviner, qu'elle conserve ainsi des zones d'imaginaires, des forces de doute dans l'absence de l'ombre. Un filet de lumière bien souvent me suffit - la puissance d'évocation de quelques traits de lumière dans l'espace.

Sans cesse la lumière réinvente la sculpture mais sans fondamentalement la trahir sauf lorsqu'elle prétend tout en montrer.

En toute saison le ciel est changeant et nos sentiments qui en dépendent également sont changeants. Sous notre regard la sculpture est incroyablement variable, elle qui passe pour l'immobilité même. J'accepte cependant qu'il n'y ait jamais de circonstances neutres, ou de conditions idéales qui laisseraient complètement la sculpture à elle-même, qui permettraient de la voir exactement comme elle est, qui permettraient qu'elle soit le parfait miroir de ce que nous sommes. En réalité, contemplant une œuvre nous regardons l'idée que nous en avons et dans cette idée c'est tout notre être qui est impliqué... Croire aux jours favorables mais aussi à l'exigence de sincérité. Ce que montre la lumière, infiniment souveraine, infiniment indépendante. 

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Jean Anguera, « Le chemin noué (De la Présence et du Lieu) », 1996, résine polyester, charges diverses, 43 x 42 x 26 cm. Photo DR