La création à l’Opéra-Comique

Par Maryvonne de Saint Pulgent, correspondante de l’Académie des beaux-arts (section de Composition musicale)

 

façade principale de la  Salle Favart
Élévation de la façade principale de la Salle Favart, dessin de l’architecte Stanislas Louis Bernier, en 1893. BnF Gallica

 

Le point commun entre La Fille du régiment, Mignon, Carmen, Les Contes d’Hoffmann, Lakmé, Manon, Pelléas et Mélisande, Ariane et Barbe-Bleue, L’Heure espagnole ? Inscrits encore aujourd’hui au répertoire international, ces opéras français de Donizetti, Ambroise Thomas, Bizet, Offenbach, Léo Delibes, Massenet, Debussy, Paul Dukas et Ravel ont tous été créés à l’Opéra-Comique - et on peut y ajouter Werther, créé à Vienne en 1892 mais fruit d’une commande de Léon Carvalho passée à la veille de l’incendie de la salle Favart en 1887, et dont la première française en 1893 eut lieu place du Châtelet où le théâtre a passé les dix ans nécessaires à la reconstruction de sa salle historique. Mentionnons aussi ces ouvrages moins joués en dehors de nos frontières mais qui comptent dans l’histoire de la musique : L’Enfance du Christ (Berlioz), Fantasio (Offenbach), Le Roi malgré lui (Chabrier), Louise (Gustave Charpentier), Fortunio (André Messager), Le pauvre matelot (Milhaud),
La voix humaine et Les Mamelles de Tirésias (Poulenc). Autre chef d’œuvre, La Damnation de Faust fut également créée salle Favart : mais ce fut à la seule initiative de Berlioz, qui a dû louer le théâtre et qui s’y ruina, dit-il dans ses Mémoires1.

 

affiche de l’opéra Cendrillon
Affiche de l’opéra Cendrillon, de Jules Massenet (1842-1912), qui inaugurait la troisième Salle Favart, en 1899.

 

Quoique jugée « secondaire » (par rapport à l’Opéra de Paris), la salle Favart affiche donc, en matière de création lyrique, un bilan plus qu’honorable et peut-être même plus « durable » que celui de son aîné, du moins si on s’en tient à la période qui a suivi la grande époque de l’Académie royale de musique et de danse et celle, moins féconde en chefs d’œuvre mais importante pour l’histoire du genre, du Grand Opéra français. Si d’ailleurs on se place du seul point de vue des genres, ce qui reste aujourd’hui d’universellement admiré dans la contribution française à l’histoire mondiale de l’opéra, c’est la tragédie lyrique inventée sous Louis XIV par les fondateurs de l’Académie Royale, et l’opéra-comique dans sa version issue du XIXe siècle, où le terme « comique » désigne seulement ce qui le caractérise : non pas tant l’alternance du parlé et du chanté, d’ailleurs largement abandonnée à la fin du siècle mais encore présente dans La voix humaine, que l’accent mis sur la dramaturgie et la vérité des sentiments et des situations, plutôt que sur le beau chant. Avant de devenir une grande scène de création musicale, l’opéra-comique a été l’un des moteurs de l’innovation théâtrale en France, et l’est resté ensuite : la troisième salle Favart est inaugurée avec Cendrillon (Massenet), premier opéra à utiliser l’électricité comme technique et comme source d’inspiration – Philippe Hersant s’en est peut-être souvenu dans Les Eclairs, qui clôt provisoirement la liste des ouvrages créés sur cette scène – ; et ce n’est pas seulement le parlé-chanté de Pelléas qui déroute en 1902, mais aussi sa dramaturgie symboliste, alors avant-gardiste, comme le naturalisme également présent à Favart avec Louise, deux esthétiques alors bannies de l’Opéra Garnier. C’est également à l’Opéra-Comique que les ténors cessent de retirer leur chapeau avant d’entamer leur grand air – une exigence d’Albert Carré – et, un siècle auparavant, que les cantatrices incarnant des paysannes renoncent à revêtir leurs robes de cour et se parer de diamants.

On peut soutenir que ce refus des conventions régnant sur les scènes officielles a stimulé l’imagination des compositeurs, ce qui expliquerait par exemple pourquoi, de tous les ouvrages de Massenet, majoritairement destinés à l’Opéra de Paris, les plus joués ont été écrits pour l’Opéra-Comique. Il constitue en tous cas l’ADN de ce genre, né dans les foires comme une parodie des opéras de Lully où l’on moque sans retenue héros et dieux, tirades solennelles, musique pompeuse et costumes à l’antique, en les remplaçant par des acteurs de pantomime et des ritournelles populaires : ces « voix de la ville » donneront le « vaudeville », chanson à couplets appelée à un grand avenir lyrique à partir du moment où elle est composée sur une musique originale, au milieu du XVIIIe siècle. Mozart s’en sert pour le personnage d’Osmin dans L’Enlèvement au Sérail, dont le livret est au demeurant tiré d’un opéra-comique de Favart, Rameau a réutilisé les trouvailles pleines de verve de ses opéras comiques dans Les Indes Galantes. Jusqu’à cette époque en effet, l’opéra n’accepte pas facilement le mélange des genres : il est sérieux ou bouffon, et c’est encore la troupe de Simon Favart qui innove en inventant l’opéra de semi-caractère. Avec Richard Cœur de Lion (1784), Sedaine et Grétry créent le modèle de « l’opéra de sauvetage » auquel se rattache le Fidelio de Beethoven, dans lequel un héros de haute naissance échappe in extremis à un danger mortel grâce à un sauveteur d’humble extraction et avec l’aide du petit peuple. Il lance aussi la vogue du Moyen âge à l’opéra et précède l’Académie royale dans la mode des sujets historiques, qui feront florès à partir de la Révolution. L’ouvrage est à ce point populaire que son air le plus célèbre, Ô Richard, ô mon roi, sert de cri de ralliement aux royalistes sous la Révolution et cause des sueurs froides à Grétry, finalement sauvé de la guillotine par son aimable caractère et l’amour que le sensible Robespierre porte à sa musique. Relevons que c’est à partir de Grétry que l’on appelle les opéras-comiques par le nom de leur compositeur et non par celui de leur librettiste. À la même époque, Cherubini compose Médée, premier opéra à fin tragique, et le préromantique Méhul fait ses débuts lyriques avec des drames d’amour, avant de s’illustrer par Le Chant du départ et par son « drame biblique » Joseph (1807), tenu pour un chef d’œuvre par Berlioz, Weber et Wagner.

 

esquisse de décor de l'acte 2 de Haydée ou Le secret
Philippe Chaperon (1823-1906), esquisse de décor de l'acte 2 de Haydée ou Le secret (1891), opéra de Daniel Auber, plume, aquarelle et gouache, 20 × 25,2 cm. BnF Gallica

 

La transfiguration d’un genre d’abord purement parodique et théâtral en vecteur principal de la créativité lyrique française est donc d’abord due à la liberté qu’il offre aux jeunes musiciens dès la fin du XVIIIe siècle, puisque contrairement à la tragédie lyrique puis au grand opéra où s’imposent le drame en cinq actes et le grand ballet central, il n’est régi par aucune autre règle que celle de l’alternance parlé-chanté. Mais le facteur institutionnel a aussi beaucoup joué. Théâtre officiel mais secondaire depuis le règlement impérial de 1807, l’Opéra-Comique est tenu, depuis une ordonnance royale de 1822, de s’ouvrir aux lauréats du prix de Rome décerné depuis 1803 par l’Académie des beaux-arts, afin de leur offrir l’expérience exigée pour être joué à l’Opéra. Chaque Premier Grand Prix doit se voir commander un ouvrage, et le théâtre a l’obligation de monter chaque année douze œuvres nouvelles, ce qui le contraint à sortir du cercle des compositeurs établis. Même si les concessionnaires qui gèrent le théâtre à partir de 1828 ne respectent pas scrupuleusement leurs obligations – en 1849 seuls 18 des 43 prix de Rome y avaient été effectivement joués, et très souvent les heureux élus n’avaient eu droit qu’à un lever de rideau d’un acte -, l’Opéra-Comique a ainsi lancé la plupart des compositeurs entrés ensuite au répertoire. Et il s’est durablement attaché beaucoup d’entre eux, Massenet par exemple, sans renoncer pour autant aux valeurs sûres de la maison, Boieldieu, Auber, Adolphe Adam, qui lui ont valu ses plus grands succès – démonétisés au XXe siècle mais aujourd’hui remis au répertoire par le Théâtre national de l’Opéra-Comique.

Beaucoup moins présente dans les cahiers des charges du XXe siècle mais encore brillante sous la direction d’Albert Carré, grâce notamment à son directeur musical André Messager, compositeur d’œuvres légères mais ferme soutien des avant-gardes, de Wagner à Debussy, Ravel et Dukas, la politique de création souffre des difficultés financières de Favart, qui culmine dans les années 30 et aboutit en 1938 à sa « réunion » (en fait, son absorption) avec Garnier. À cette date Favart devient vraiment une scène secondaire, dépendante des intérêts propres de l’Opéra de Paris qui s’approprie son répertoire le plus rentable, mais sa taille raisonnable permet d’y prendre des risques que la vaste salle Garnier ne permet pas. Elle s’ouvre donc à la musique contemporaine, surtout à des œuvres étrangères comme c’était d’ailleurs la tradition à Favart – c’est là que Puccini a donné les premières françaises de toutes ses œuvres – mais qui sont cette fois le plus souvent chantées dans leur langue d’origine – on y entend Schoenberg, Janacek, Dallapiccola, Berg (dont la Lulu fait évènement en 1969), Berio et Lutoslawski. Ohana s’y faufile en 1972 avec Syllabaire pour Phèdre, juste avant sa fermeture pour six ans. Liebermann la rouvre en 1978 et y donne Henze, Denisov et Je vous dis que je suis mort d’Aperghis, mais la véritable « création » de la période est Atys, dans la production historique de William Christie et Jean-Marie Villégier (1987), un choc esthétique qui fait redécouvrir la tragédie lyrique.

 

Les Boulingrins
Les Boulingrins (2010), de 
Georges Aperghis (né en 1945), livret d'après Courteline, mise en scène de 
Jérôme Deschamps. Avec Lionel Peintre (Des Rillettes), Jean-Sébastien Bou (Boulingrin), Doris Lamprecht (Madame Boulingrin), Donatienne Michel-Dansac (Félicie). Photo E.Carecchio

 

C’est à nouveau avec Aperghis que le Théâtre national de l’Opéra-Comique institué en 2005, qui rétablit l’autonomie de la salle Favart, avec pour mission statutaire de se consacrer au répertoire français, du XVIIe siècle à nos jours, et de l’enrichir par des commandes, renoue avec sa vocation de scène de création. Seul ou en association avec d’autres maisons d’opéra, l’Opéra-Comique commande Les Boulingrin (Aperghis, 2010), Re Orso (Marco Stroppa, 2012), Robert le cochon et les kidnappeurs (Marc-Olivier Dupin, 2014), Les contes de la lune vague après la pluie (Xavier Dayer, 2015), Le mystère de l’écureuil bleu (Dupin, 2016), Kein Licht (Philippe Manoury, 2017), La princesse légère (Violetta Cruz, 2017), Macbeth Underworld (Pascal Dusapin, 2019), L’inondation (Francesco Filidei, 2019), Les Eclairs (Philippe Hersant, 2021), série où se mêlent esthétiques et genres, théâtre musical, opéra pour enfant, opéra de chambre, opéra proprement dit. Ses productions contemporaines comprennent aussi des reprises – on sait que c’est l’un des principaux enjeux de la création lyrique : Roméo et Juliette (Dusapin, 1988, repris à Favart en 2008), Lady Sarashina (Peter Eötvös, 2008, repris en 2009), Written on Skin (George Benjamin, 2012, repris en 2013), Au monde (Philippe Boesmans, 2004, repris en 2014). Le troisième directeur du théâtre, le chef d’orchestre Louis Langrée, a heureusement l’intention de continuer cette politique, parallèlement à son autre mission, la redécouverte d’œuvres françaises injustement oubliées, notamment celles du XIXe siècle et du début du XXe. Il faut lui souhaiter de faire autant d’heureux choix que ses prédécesseurs du « siècle d’or » de la salle Favart, qui va des années 1840 aux années 1950.

1) On trouve la liste complète des créations à l’opéra-comique, de 1717 à 2010, dans Maryvonne de Saint Pulgent, L’opéra-comique, Le gavroche de la musique, Découvertes Gallimard, 2010.