La danse, entre universalité et transversalité

Entretien avec Blanca Li, membre de la section de Chorégraphie

Propos recueillis par Nadine Eghels

 

Le Jardin des délices, inspiré du tableau de Jérôme Bosch, mise en scène et chorégraphie de Blanca Li. Créé en 2009 pour le Festival Montpellier Danse. Photo Arnold Jerocki
Le Jardin des délices, inspiré du tableau de Jérôme Bosch, mise en scène et chorégraphie de Blanca Li. Créé en 2009 pour le Festival Montpellier Danse. Photo Arnold Jerocki

 

Nadine Eghels : Quelles ont été les grandes étapes de votre parcours de danseuse, et de chorégraphe ?

Blanca Li : La première étape, c’est lorsque je suis devenue gymnaste à l’âge de douze ans dans l’équipe nationale de Gymnastique Rythmique et Sportive espagnole ; il s’agissait d’une première expérience d’interprète de haut niveau avec des exigences extrêmes, qui m’a appris l’importance du travail et de la volonté.

À l’âge de 17 ans, je suis partie étudier la danse contemporaine à New York auprès de Martha Graham (en personne) et j’ai pu réaliser mon désir de devenir chorégraphe et interprète. C’est une formation extraordinaire qui m’a énormément apporté, tout comme le melting-pot artistique de performance, de musique, de street art (aujourd’hui peu à peu reconnu comme art contemporain) dans lequel j’étais plongée à New York pendant toutes ces années. C’est là que j’ai compris que j’étais créatrice et chorégraphe.

Puis l’une des étapes majeures a été le premier spectacle (Nana et Lila) que j’ai créé pour ma compagnie pour l’Exposition universelle de Séville en 1992, et qui a été suivi de la fondation de ma compagnie à Paris avec l’objectif de montrer ce spectacle au festival d’Avignon Off de 1993 : c’est le début de ma carrière en France, qui dure depuis 27 ans, avec énormément de reconnaissance du public.

L’étape suivante, qui me semble cruciale dans ma reconnaissance officielle en tant que chorégraphe, a été mon invitation par l’Opéra national de Paris à chorégraphier l›opéra-ballet Les Indes galantes avec William Christie et Andrei Serban, puis à mettre en scène et chorégraphier Shéhérazade pour le Ballet de l’Opéra.

Un moment aussi important de ma carrière a été mon engagement comme réalisatrice et chorégraphe pour une comédie musicale que j’avais écrite, Le Défi, ce qui m’a permis de mettre les deux pieds dans le cinéma, que je n’ai jamais quitté depuis.

Je ne pourrais pas citer toutes les collaborations avec de multiples artistes qui ont suivi, mais chaque rencontre avec un artiste a été pour moi une étape importante : depuis Michel Gondry (pour le clip des Daft Punk, Around the World, que j’ai chorégraphié) jusqu’à Anselm Kiefer en passant par Jean-Paul Gaultier ou Pedro Almodovar... Et bien sûr nombre d’autres personnes furent d’une grande importance, dont Jean-Jacques Annaud, Jonas Åkerlund, Édith Canat de Chizy, Maywa Denki, pour n’en citer que quelques-unes.

Enfin, je pense que les reconnaissances ultimes ont été, d’une part ma nomination à la direction des Teatros del Canal à Madrid et, d’autre part, mon élection à l’Académie des beaux-arts.

 

N.E. : Ces deux fonctions, danseuse et chorégraphe, ont-elles été d’emblée simultanées, ou bien successives ?

B.L. : Quand j’ai décidé de devenir danseuse, c’était pour devenir aussi chorégraphe. Dans mon parcours artistique, j’ai toujours eu l’envie de créer en même temps que d’être sur scène, donc ce sont deux choses qui ont toujours été pour moi simultanées. Bien sûr il y a eu ensuite des spectacles où je ne suis pas sur scène et où je suis seulement chorégraphe, et des spectacles où je prends plaisir à interpréter en toute liberté, en improvisant et en m’amusant, et dans lesquels mon côté chorégraphe est relégué au second plan. Dès le début les deux pratiques allaient ensemble et je les ai toujours conçues comme les deux « jambes » d’une même activité : je n’ai jamais pu vivre sans danser mais je n’ai jamais pu vivre sans créer, et je n’envisage pas de cesser l’un ou l’autre tant que mon corps et mon esprit le permettront.

 

N.E. : Comment vous situez-vous par rapport à l’enseignement de la danse ? Avez-vous des perspectives, ou développez-vous une action dans ce domaine ?

B.L. : Je n’ai personnellement jamais été très impliquée en tant que professeur de danse, ça ne fait pas partie de ma vocation, mais j’ai par contre énormément travaillé avec des enfants à travers mes créations, et animé des ateliers avec ma compagnie pour les écoles primaires de quartiers difficiles. J’ai découvert que la danse apporte énormément aux enfants : elle leur permet de créer de l’estime de soi, de se valoriser en dehors de disciplines plus scolaires où ils ont souvent des difficultés, et aussi de développer de toutes sortes d’aptitudes (interprétation, interaction sociale et physique) que l’école ne développe pas suffisamment. Je suis très intéressée par le travail avec les enfants... Je pense que cela devrait pouvoir être développé avec beaucoup de bénéfice. La danse n’est pas réservée aux professionnels, même si je respecte beaucoup la formation professionnelle de haut niveau (j’ai aussi dirigé avec plaisir un centre de formation de haut niveau en Andalousie, qui ouvrait les meilleures compagnies mondiales à de futurs danseurs professionnels) ; elle doit être à la portée de tous et permettre à chacun de vivre mieux avec et dans son corps, d’y prendre plaisir et d’être à l’aise socialement. Il faut donc généreusement encourager la pratique de la danse de loisirs et la pratique scolaire à tous les niveaux.

 

Solstice, mise en scène et chorégraphie de Blanca Li, musique de Tao Gutierrez, créé en 2017 au Théâtre national de Chaillot.  Photo Patrick Berger
Solstice, mise en scène et chorégraphie de Blanca Li, musique de Tao Gutierrez, créé en 2017 au Théâtre national de Chaillot. Photo Patrick Berger

 

N.E. : Dans votre travail de chorégraphe, la musique est évidemment très importante. Mais quelle place accordez-vous à d’autres disciplines artistiques, cinéma, photo, peinture, ou même poésie et littérature ?

B.L. : Pour moi toutes les disciplines artistiques font partie d’un même univers et j’adore collaborer avec d’autres artistes pour mes créations ou pour leurs créations, qu’ils soient peintres, vidéastes ou cinéastes, photographes, poètes ou écrivains : pour moi, ça a toujours été un échange extrêmement fructueux. Depuis toute petite, j’y ai été confrontée : entre frères et sœurs on aimait combiner différents arts, la musique, le cinéma, la littérature, et ça toujours été naturel ensuite (un de mes frères est musicien et une de mes sœurs cinéaste). Je pense que la transversalité et le goût de la collaboration avec d’autres artistes font partie de mon identité, qu’il s’agisse de me mettre au service des autres ou de leur demander de se mettre au service de mes créations. J’aime aussi créer des choses inclassables, qui ne correspondent pas forcément à la définition d’une discipline particulière. J’ai eu la chance, tout au long de ma carrière, de travailler avec des artistes et créateurs magnifiques qui m’ont beaucoup appris. Quand on partage une création avec un autre artiste c’est très enrichissant.

 

N.E. : Comment faites-vous coexister la danse, une pratique immémoriale et universelle, avec les technologies de plus en plus sophistiquées ?

B.L. : Depuis mes débuts à New York, où j’ai commencé à utiliser la vidéo comme méthode alternative pour noter la danse et la chorégraphie, je me suis intéressée à tous les outils qui étaient à ma disposition, et à cette époque ces outils progressaient de façon très rapide. J’adore toutes les nouveautés technologiques, je suis un peu geek et j’aime à penser que, grâce aux progrès de la technologie, il est possible d’intégrer dans mes créations des choses qui n’auraient pas pu l’être quelques années auparavant.

C’est ce qui m’a poussée à mettre des robots sur scène ou à utiliser la réalité virtuelle et, en général, toutes sortes de technologies, afin de projeter des images, de fabriquer des univers musicaux en direct, d’une façon à la fois artistique et ludique, mais toujours au service de la création. Bien sûr, la danse reste fondamentalement très primitive et universelle, et en général j’aime garder un aspect intemporel dans mes spectacles : je souhaite que la technologie se fonde dans cette chose plus universelle, il ne faut pas que ce soit juste une nouveauté, mais que cela puisse rester pertinent pendant des décennies, survivre à l’effet de découverte.

La technologie nous permet aussi de travailler à distance pendant qu’on voyage ou, comme récemment, pendant le confinement, et ainsi de partager la création avec des artistes et des personnes à des milliers de kilomètres de distance les uns des autres. C’est un outil merveilleux pour les créateurs.

 

Corazon Loco, chrogégraphie et mise en scène de Blanca Li, musique et texte d’Édith Canat de Chizy. Créé en 2007 au Théâtre national de Chaillot.  Photo Arnold Jerocki
Corazon Loco, chrogégraphie et mise en scène de Blanca Li, musique et texte d’Édith Canat de Chizy. Créé en 2007 au Théâtre national de Chaillot. Photo Arnold Jerocki

 

N.E. : Vous venez d’intégrer cette toute nouvelle section de Chorégraphie au sein d’une Académie des beaux-arts qui accueille différentes disciplines artistiques. Quels projets souhaitez-vous proposer, apporter, développer dans ce cadre ?

B.L. : L’ouverture de la section de Chorégraphie à l’Académie des beaux-arts est un premier pas vers la reconnaissance de la danse comme un art à part entière, mais je pense qu’il faut développer davantage cette reconnaissance et permettre que la danse soit valorisée par le public comme par les institutions, beaucoup plus qu’elle ne l’est actuellement. Cette reconnaissance pouvant se manifester à travers des prix et des bourses attribués dans le domaine de la danse ou favorisant la transversalité et les collaborations entre disciplines artistiques incluant la danse. Enfin je pense que le rôle de l’Académie est aussi d’aider à ce que la danse puisse faire partie du cursus éducatif obligatoire depuis l’école maternelle jusqu’à l’université.

 

N.E. : La danse est universelle... et internationale. Vous êtes originaire d’Espagne, où vous venez de prendre la direction d’un important centre chorégraphique à Madrid. Vous travaillez dans le monde entier. Et vous voilà membre d’une institution très française. Comment vivez-vous ces appartenances multiples ?

B.L. : Je viens d’être nommée directrice des Teatros del Canal : c’est à la fois un théâtre avec trois salles de spectacles de différentes tailles et un centre chorégraphique disposant de 9 studios de répétition. C’est un complexe assez exceptionnel pour la création et pour le public. Dans ce centre, je veux développer la création chorégraphique et faire une place spéciale aux compagnies de danse locales, nationales et internationales. Je vais aussi programmer tous types de spectacles dans les trois salles du théâtre parce que je pense que la diversité est ce qui permet au public de mieux apprécier toutes les disciplines. Il y aura, en plus de la danse, de l’opéra, du théâtre, de la musique, du cirque...

En partageant ma vie entre Madrid, où je dirige les Teatros del Canal, et Paris où j’ai ma compagnie (le prochain spectacle sera créé à Paris, mais avec des partenaires en Espagne, au Canada et au Luxembourg), je suis « à cheval » entre deux cultures et deux pays, mon pays natal et mon pays d’adoption. C’est une chose que j’aime beaucoup, parce que la danse est un langage universel qui n’a pas de frontières. Communiquer à travers le mouvement et la danse est une des activités créatrices qui n’a pas besoin de traduction ou d’efforts d’adaptation culturelle importants, et qui fonctionne toujours très bien partout dans le monde, à condition bien sûr de respecter et d’apprécier, sans a priori, la culture de chacun. Mon activité n’a pas de frontières et je me suis toujours sentie à l’aise partout, j’ai le sentiment d’être une citoyenne du monde depuis mon passage par New York, et j’ai toujours aimé aller à la rencontre des autres cultures. Le fait de vivre maintenant entre Madrid et Paris est juste une nouvelle étape dans mon parcours international, une étape qui me semble totalement naturelle.