Par Guy Savoy, de la section des membres libres de l'Académie des beaux-arts
[article issu de la Lettre de l'Académie n°102, L'artiste foudroyé]

Le cuisinier que je suis est marqué, même habité dirai-je, par les personnages historiques qui ont révolutionné l’art de ma discipline. Ces génies-là se comptent sur les doigts de la main. François Vatel était le majeur. Malheureusement, le premier « contrôleur général de la bouche » de l’époque que l’on considèrerait aujourd’hui comme un « super » restaurateur-traiteur-intendant-organisateur a connu une fin tragique sur laquelle je reviendrai plus tard. Entretemps, il a vécu mille vies.
Descendant d’une famille originaire de Suisse, le garçon né sous le patronyme de Fritz Karl Watel voit le jour le 17 janvier 1631 dans les Flandres à Tournai en Belgique. Ce fils d’un agriculteur ayant migré dans les plaines du Nord en Picardie refuse de suivre les traces de son père et de lui succéder à la tête de l’exploitation. Le petit François a une autre idée en tête qui ne l’a jamais quitté depuis sa plus tendre enfance. En 1646, l’adolescent s’émancipe de son destin pour entrer en apprentissage chez le parrain de son frère, le pâtissier-traiteur Jehan Heverard, auprès duquel il se forme durant sept ans.
En 1653, le voilà engagé écuyer de cuisine au service de Nicolas Fouquet, le tout-frais surintendant des Finances du roi Louis XIV alors âgé de quinze ans, dans ce qui deviendra le futur château de Vaux-le-Vicomte en Seine-et-Marne à une cinquantaine de kilomètres de Paris. En bas de l’échelle, le charismatique Vatel connaît une ascension fulgurante. Son excellence, sa rigueur et son sens inné de l’organisation lui valent d’être nommé maître d’hôtel. Un titre n’ayant toutefois rien à voir avec la cuisine à proprement parler. Il veille notamment aux réserves alimentaires, aux déplacements des meubles et de la vaisselle, aux achats de chevaux, à d’importants transferts de fonds... Il se voit aussi confier des missions d’espionnage. Son poste lui confère surtout la responsabilité de festins et de fêtes grandioses.
Le 17 août 1661, Vatel supervise l’inauguration de Vaux-le-Vicomte. Fouquet, plus riche homme de France, donne une réception majestueuse où sont invités Louis XIV, la reine-mère Anne d’Autriche et toute la Cour du roi. Chef du protocole, Vatel est l’ordonnateur d’un banquet aux chiffres à donner le tournis : quatre-vingt tables, trente buffets en cinq services de faisans, cailles, palombes, ortolans, perdrix avec de la vaisselle en or massif pour les hôtes d’honneur et en argent pour le reste des convives. Pas moins de vingt-quatre violons jouent la musique de Jean-Baptiste Lully lors de la comédie-ballet Les Fâcheux spécialement créée par Molière pour l’occasion.
Dans sa correspondance, Jean de La Fontaine s’émerveille de cet événement mémorable : « Il y eut un souper magnifique, une excellente comédie, un ballet fort divertissant et un feu qui ne devait rien à celui qu’on fit pour l’entrée. Tous les sens furent enchantés et le régal eut des beautés. [...] La délicatesse et la rareté des mets furent grandes. [...] Jamais Vaux ne sera plus beau qu’il le fut cette soirée-là. » Le fabuliste ne croit pas si bien dire.
Lorsque le feu d’artifice illumine le ciel, Louis XIV prononce cette sentence sans équivoque : « Il faudra faire rendre gorge à tous ces gens ». Touché dans son ego et blessé dans son orgueil devant tant de fastes, le souverain, inquiet des ambitions de Fouquet, le fait arrêter le 5 septembre 1661 à Nantes par un certain d’Artagnan et sa compagnie de mousquetaires. À l’issue d’un procès fleuve, il est condamné à l’emprisonnement à perpétuité dans la forteresse de Pignerol en Italie.
Vatel dont le nom est étroitement associé au surintendant déchu craint la répression royale et s’exile en Angleterre. Outre-Manche, il rencontre le baron de Gourville, ami de Fouquet, qui le présente à Louis II de Bourbon-Condé. Celui que l’on surnomme le Grand Condé s’attache les services de Vatel dans son château de Chantilly. En disgrâce depuis la Fronde, l’ancien duc d’Enghien n’hésite pas à utiliser les talents de son « contrôleur général de la bouche » – à qui l’on attribue souvent la paternité de la fameuse recette de la crème chantilly – pour servir ses intérêts politiques, renflouer ses caisses et regagner la confiance royale.

En vue d’obtenir le pardon et de nouvelles fonctions, le Grand Condé convie Louis XIV, la reine, le frère du roi et la Cour à Chantilly. Plus de deux mille personnes participent à ces trois jours de fêtes démesurées du 23 au 25 avril 1671. La visite de sa majesté a simplement été annoncée deux semaines auparavant à Vatel qui ne dort plus afin de relever ce défi de taille à l’allure d’épreuve suprême : quatre banquets pour vingt-cinq tables en cinq services, sans compter la multitude d’autres célébrations prévues. « Harmonie et contraste, toute beauté procède de ces deux éléments indissociables », martèle-t-il. L’architecte de cet événement hors-norme contrôle les achats de nourriture, établit les menus, fait les plans de table, embauche le personnel de service – cuisiniers, marmitons, laquais -, sélectionne les musiciens...
Tout doit être parfait pour le retour en grâce du Grand Condé. Seulement, rien ne se passe comme prévu. Le premier soir, une petite centaine de convives supplémentaires se présentent au souper. Il manque du rôti sur deux tables. Pire, le somptueux feu d’artifice est couvert par le brouillard et les nuages. Personne ne s’offusque de ces déconvenues, mais Vatel épuisé par l’enchaînement des nuits blanches se sent humilié. Dans une lettre datée du 26 avril 1671, Madame de Sévigné relate ses paroles remplies de désolation : « Je suis perdu d’honneur ; voici un affront que je ne supporterai pas. »
Vatel n’est pas au bout de ses peines. La nuit suivante, il rencontre une énième désillusion. À quatre heures du matin, l’un de ses pourvoyeurs ne lui apporte qu’une infime partie des soles, turbots, barbues, carrelets, limandes et autres coquillages réservés pour le déjeuner. Ses collaborateurs lui conseillent d’attendre patiemment les poissons fraîchement péchés dans les eaux de la baie de Somme et de Boulogne-sur-Mer. Privé de sommeil et à bout de nerfs, le maître des festivités croit qu’il ne recevra plus le reste de sa commande. C’est le coup de grâce.
Se sentant totalement déshonoré et estimant avoir failli à sa mission, Vatel est pris d’une folie soudaine. Il monte dans sa chambre, coince son épée dans l’embrasure de la porte et se transperce le cœur. Alors qu’il vient de se donner la mort au petit matin du 24 avril 1671, les livraisons des mareyeurs affluent de tous les côtés. On le cherche. On veut lui annoncer la bonne nouvelle. On le découvre gisant dans un bain de sang. Le Grand Condé ne peut retenir ses larmes. Louis XIV est profondément attristé. Éprouvés par le drame, les deux hommes se réconcilient. Pour la petite histoire qui fait la grande, les poissons ne seront pas mangés.
Le sacrifice de Vatel l’a fait pénétrer dans la légende de la gastronomie française. Une fin tragique, digne des mythes antiques, immortalisée dans de nombreux livres et un film sorti en 2000 dans lequel Gérard Depardieu incarne son personnage. On ne sait pas exactement où Vatel a été inhumé, les suicidés n’ayant pas le droit à une sépulture au XVIIe siècle. Il reposerait de façon anonyme dans le cimetière de Vineuil-Saint-Firmin juste en face du domaine de Chantilly. Tout un symbole.