Par François-Bernard Michel, de la section des membres libres de l'Académie des beaux-arts
[article issu de la Lettre de l'Académie n°102, L'artiste foudroyé]

Foudroyé et paradoxalement par un trio parfaitement aimant, bienveillant, qui plus est, familial !
La foudre est tombée d’un malentendu désastreux, d’une incompréhension malvenue, par un homme tout aussi bienveillant, mais torturé. Comment en est-on arrivé là ? Au terme d’un long parcours miné par les angoisses, les doutes, l’abus d’alcool et surtout la mélancolie.
Un retour en arrière est nécessaire pour savoir que Vincent a manqué précéder Camille Claudel d’une quinzaine d’années à l’asile de Montdevergues.
Arles (21 février 1888 - 3 mars 1898)
Pourquoi Vincent a -t-il choisi de s’installer en Arles ? Il rêvait de soleil et y a débarqué par un matin de février neigeux. Il voulait peindre des « japonaiseries », ce n’était vraiment pas une saison d’arbres en fleurs.
Son projet était de réunir un phalanstère de peintres qui auraient travaillé ensemble, échangé des avis sur la peinture, forgé des idées nouvelles. En fait, le seul arrivant fut Paul Gauguin. Mais leur caractère, autant que leurs points de vue sur la peinture, sont très différents.
La situation de Vincent va s’aggraver quand, sous l’effet d’un abus d’absinthe, il s’échauffe contre Gauguin, lui jette son verre d’absinthe au visage, le poursuit sur la place Victor Hugo, rasoir ouvert à la main. Renonçant à blesser son compagnon, il s’agresse lui-même, se découpant le lobe de l’oreille que, dans une enveloppe, il va remettre à une prostituée du nom de Rachel le 24 décembre1888. Gauguin, effrayé par l’état de son compagnon et innocenté par la police, se précipite à la gare pour reprendre la direction de Paris. La police trouve Vincent ensanglanté, il est immédiatement transporté à l’hôpital d’Arles. Il y est reçu par Jean-Félix Rey, interne stagiaire. Après trois jours passés au cabanon (c’est-à-dire en cellule), l’interne l’en fait sortir et rejoindre la salle commune des malades.
Vincent est autorisé à quitter l’hôpital le 7 janvier. Protégé par son pansement sur l’oreille (L’homme à la pipe) il a pu regagner la maison jaune de la place Lamartine. Mais un mois plus tard, il rechute, ses hallucinations auditives le poussent à des excentricités, il s’imagine qu’on veut l’empoisonner et il doit réintégrer le cabanon. Le pasteur Salles, en bon protestant cévenol, n’est pas dupe des problèmes psychologiques de Vincent. Il se met en quête de trouver une maison spécialisée où Vincent pourrait poursuivre sa convalescence.
Saint-Rémy-de-Provence (3 mai 1889 - 16 mai 1890)
Le pasteur Salles s’est renseigné auprès de divers établissements de la région d’Arles pour trouver une maison de santé qui accepterait Vincent à un prix de pension accessible et lui éviterait l’asile de Montdevergues. Théo a donné son accord pour la clinique Saint-Paul-de-Mausole, route des Alpilles à la sortie de Saint-Rémy-de-Provence.
Vincent y a trouvé partout barreaux et verrous, figurés sur ses dessins. Mais peu importent les barreaux à celui qui souffre d’enfermements internes : « On ne saurait toujours dire ce que c’est qui enferme, ce qui mure, ce qui semble enterrer, mais on sent pourtant, je ne sais quelles barres, quelles grilles, des murs ».
Vincent est d’abord satisfait de l’asile, le voilà parmi les « fous » et « La peur de la folie me passe considérablement en voyant de près ceux qui en sont atteints. Quand j’essaye de me demander pourquoi je suis ici, un terrible effroi me saisit. Cela prouve que quelque chose est dérangé dans ma cervelle (...) mais mon horreur de la folie s’atténue à partager la vie des fous. Si je n’avais vu d’autres aliénés de près, je n’aurais pu me débarrasser d’y songer toujours ».
Vincent est autorisé à sortir de l’asile pour aller peindre en extérieur, accompagné par un surveillant, solide provençal de 27 ans, dont il fera le portrait.
Madame Ginoux, qui tient le café de la Nuit et dont il a dressé le portrait en Arlésienne est « sa sœur en mélancolie ». Avec elle, il échange librement sur le sujet. « Je n’oublie pas que nous souffrons de la même maladie, cela nous rapproche et m’aide à supporter la mienne. Quand je pense à vous, je me dis : tu n’es pas seul ! ».
Les trois sorties en Arles ont été marquées par trois grandes crises, en juillet 1889 puis en janvier-février 1890, cette dernière fut la plus grave. Probablement par suite d’abus d’alcool, Vincent a dû être ramené à Saint-Rémy dans une carriole, victime d’hallucinations de l’ouïe et de la vue. L’analyse de ces crises permet de discuter précisément du diagnostic de la maladie dont souffrait Vincent. L’épilepsie ? Probablement pas. L’alcoolisme ? Assurément oui. Particulièrement l’abus d’absinthe, « la fée verte ». Il en déplore aussi les conséquences : « J’ai eu quatre grandes crises où je ne savais ce que je disais, voulais, faisais. » C’est probablement sous l’effet de ces hallucinations qu’il a commis, en Arles, des actes étranges. La folie, au sens psychiatrique du terme ?
Non. Même si ce fut toute sa vie la hantise de Vincent, il n’était pas atteint d’une maladie mentale. Il souffrait de mélancolie, pour partie héréditaire (sa sœur et son frère décédés quelques mois après lui) et aggravée par ses erreurs. Il est étonnant que « la folie » de Vincent ait été si souvent évoquée, alors que sa mélancolie paraît méconnue. « La mélancolie me prend fort souvent avec une grande force. ».

Van Gogh Museum, Amsterdam, Pays-Bas.
Auvers-sur-Oise (20 mai - 29 juillet 1890)
Vincent ne fera qu’un court séjour dans ce village, à peine plus de deux mois marqués par un travail intensif (quasiment 70 toiles en 70 jours), et conclus dans le désespoir.
Au café Ravoux, place de la mairie, il occupe une chambre et mange à la table commune pour 3,50 francs.
Vincent est d’emblée enthousiaste pour le docteur Gachet, neurologue spécialiste de la mélancolie. Il réalise deux portraits auxquels, explique-t-il à sa sœur, « J’ai donné une expression de mélancolie, qui souvent, à ceux qui regarderaient la toile, pourrait paraître une grimace. Et pourtant, c’est ça qu’il faudrait peindre, de l’expression dans nos têtes actuelles et de la passion, et comme de l’attente, et comme un cri. ».
Revenons à la famille. Le 30 juin, Théo a écrit à son frère qu’il envisage de la quitter pour changer de métier, et de partir peut-être en Hollande. Question : « Qu’en dis-tu mon vieux Vincent ? ».
De cette lettre affectueuse, Vincent fait une lecture plutôt négative. Si mon frère change de métier ou me quitte, il ne pourra plus assurer la pension mensuelle de 150 francs qui me permet de vivre. Théo invite son frère à rejoindre les siens. Le dimanche 6 juillet Vincent prend le train matinal pour Paris.
Tout avait bien commencé avec la rencontre d’amis peintres. Mais un incident a dégénéré avec sa belle-sœur, Jo, qui a voulu déplacer les tableaux dans l’appartement. Vincent décide de rentrer à Auvers.
La suite des relations épistolaires indique la détérioration progressive de l’état mental de Vincent, et le début du désespoir. Pour comprendre, il faut lire sa correspondance avec Théo.
« Je me sens raté. Voilà pour mon compte (...) c’est là le sort que j’accepte et qui ne changera plus. » (lettre non datée). Dans une autre lettre toujours non datée, Vincent écrit « Je cherche à être de bonne humeur mais ma vie à moi aussi est attaquée à la racine même. (...) Je me suis remis au travail – le pinceau pourtant me tombant presque des mains. (...) J’ai encore, depuis, peint trois grandes toiles. Ce sont d’immenses étendues de blé sous des ciels troublés et je ne me suis pas gêné pour chercher à exprimer de la tristesse, de la solitude extrême. »
Une dernière lettre (probablement du 29 juillet) non postée, trouvée dans son portefeuille après son suicide, indique « Eh bien, mon travail à moi, j’y risque ma vie et ma raison y a sombré à moitié ».
Un incident mineur, un malentendu a probablement produit chez ce mélancolique un effet majeur responsable du désespoir. Le mélancolique (dénommé aujourd’hui bipolaire) vit comme l’oiseau sur la branche dans une instabilité psychologique chronique. Toujours soupçonneux au moindre problème qu’il monte en épingle, il tend à majorer et dramatiser tout incident mineur. C’est ainsi, je pense, qu’il faut interpréter les inquiétudes qui ont déstabilisé son fragile équilibre et qui étaient en majeure partie imaginaires – car il n’avait jamais été question, ni par hypothèse ni en réalité d’un abandon financier -, créées par le trio de son frère, son épouse et le bébé.
Vincent ne semblait pas avoir pensé au suicide ces jours-là, pourtant il était allé chez un armurier acheter un revolver.
Pour résumer, me semble-t-il, les raisons du désespoir de Vincent, on peut les ramener à deux événements conjoints.
D’une part, le légitime sentiment d’abandon du Dr. Gachet, éprouvé par Vincent, qui avait fondé sur lui de grands espoirs de compréhension et de soutien, alors que le médecin n’a « aucunement » répondu à ses attentes. D’autre part, les maladresses d’un duo familial aimant, dépourvu de toute malveillance à son égard, mais fortement préoccupé par la santé de leur nouveau-né et des choix de carrière difficile, ont achevé de le désespérer.
Avec la collaboration de Zoé Trandafilov
Références bibliographiques :
Chacun sait la surabondante bibliographie et documentation consacrée à Vincent Van Gogh. Nous signalerons seulement :
Correspondance complète de Vincent Van Gogh, Tome 3,
éditions Gallimard/Grasset, 1960.
La face humaine de Vincent Van Gogh, François-Bernard Michel,
édition Grasset,1999.
Van Gogh, psychologie d’un génie incompris, François-Bernard Michel, éditions Odile Jacob, 2013.
Van Gogh le mal aimé, Marc Edo Tralbaut, Édita Lausanne,1969.