Inscrire le temps dans l’architecture

Entretien avec Marc Barani, membre de la section d’architecture

Propos recueillis par Nadine Eghels

 

 

Atelier Marc Barani, photo Serge Demailly, extension du cimetière Saint-Pancrace à Roquebrune Cap-Martin, Alpes-Maritimes (06)
Atelier Marc Barani, photo Serge Demailly : extension du cimetière Saint-Pancrace à Roquebrune Cap-Martin, Alpes-Maritimes (06).

 

Nadine Eghels : Comment pourriez-vous définir votre rapport à la photographie d’architecture ?

Marc Barani : Il s’agit d’abord de mon rapport à la photographie ! J’étais en deuxième année d’architecture lorsque j’ai connu Jacques-Henri Lartigue. Une rencontre fondamentale pour moi, qui étais à l’époque passionné de photographie. Nous sommes devenus amis, mais pour moi il était un maître. J’ai appris avec lui que photographier, c’était capturer le vivant. La photographie minimaliste américaine, proche de la peinture abstraite, ne l’intéressait pas du tout. Il anticipait le mouvement, calculait la vitesse, le franchissement de l’espace par la lumière. Cela me fascinait. J’ai même hésité entre photographie et architecture.

 

N.E. : La photographie d’architecture est par définition statique, les bâtiments étant généralement immobiles...

M.B. : Oui mais la question du temps est centrale. Nous devons inscrire l’architecture dans le temps. La photo doit inscrire le temps dans l’architecture. Seuls les grands photographes en sont capables. Pour ma part je travaille depuis 1992 avec le même photographe, Serge Demailly. Je me suis accoutumé à son regard, qui me convient, sans doute parce qu’il épouse mes intentions d’architecte et les prolonge. Il m’a appris des choses sur ma pratique, sur mon vocabulaire d’architecte, sur mes obsessions de constructeur. Mais finalement presque toutes les photographies d’architecture respectent une sorte de code.

 

N.E. : En quoi consiste-t-il ?

M.B. : La manière de cadrer, de rendre compte de l’espace, varie somme toute assez peu. Cela tient aussi au fait qu’on doit pouvoir représenter fidèlement un bâtiment avec un choix de quatre ou cinq photos, les revues n’en publiant guère davantage. Ce sont toujours les mêmes images qui sont déclinées. Et souvent transformées en post-production, après la prise de vue, au moyen de logiciels toujours plus sophistiqués.

 

N.E. : Aujourd’hui la vidéo ne vient-elle pas remplacer la photo d’architecture ?

M.B. : Oui certes, de l’image trafiquée à l’image animée puis au film il n’y a qu’un pas, le numérique permettant tout cela. Mais pour moi ce sont des choses très différentes.

 

N.E. : La photographie intervient-elle comme un outil dans votre travail d’architecte, vous servez-vous des clichés des chantiers en cours ?

M.B. : Assez peu, j’en montre dans les conférences pour expliquer les projets mais je ne m’en sers pas pour modifier leur conception. C’est l’image du bâtiment terminé qui m’intéresse, et ensuite la façon dont le temps agira sur lui, et que la photographie permettra d’éprouver.

 

N.E. : Ce sont donc des bâtiments vides qui sont photographiés ?

M.B. : Oui, à l’extérieur comme à l’intérieur. Pour moi la photographie d’architecture doit restituer des volumes, des lignes de fuite, des ombres, des perspectives. Avec parfois une présence humaine, juste pour donner l’échelle. En revanche, si je souhaite voir le lieu habité, traversé, animé, la vidéo est un meilleur moyen car elle transmettra aussi le bruit de la vie. Son agitation ou sa sérénité. Pour cela je travaille avec mon frère, Christian Barani.

 

Atelier Marc Barani, photo Serge Demailly : parc de stationnement, Aéroport de Nice-Côte d’Azur (06)
Atelier Marc Barani, photo Serge Demailly : parc de stationnement, Aéroport de Nice-Côte d’Azur (06).

 

N.E. : Quand d’autres photographes s’emparent de vos bâtiments, vous présentent d’autres regards, cela vous perturbe-t-il ? Les abordez-vous alors sous un angle nouveau ?

M.B. : De toute façon il y a tellement de photos pourries sur internet... on s’habitue. C’est parfois perturbant. Mais il y a une multitude de regards possibles, et une fois que le bâtiment est livré, chacun le regardera comme il veut ! La manière dont moi je veux restituer l’édifice passe par le travail de Serge Demailly et celui de mon frère, parce qu’ils prolongent mon intention, correspondent à ma conception architecturale. Après, chaque usager le perçoit selon sa propre sensibilité, et c’est très bien ainsi.

 

N.E. : Considérez-vous la photo d’architecture comme une réalisation artistique à part entière, ou cette pratique ne se conçoit-elle qu’au service de l’architecture dont elle rend compte ?

M.B. : Il y a bien sûr une dimension artistique, mais orientée dans le sens du projet architectural.

 

N.E. : Quelle est alors la marge de manœuvre du photographe ?

M.B. : Au début je voulais tout contrôler... et c’est ce que je fais. Le premier jour. Je parcours le bâtiment dans tous les sens, devant, derrière, dedans, je note tous les angles possibles, je fixe les perspectives qui me semblent les plus pertinentes. Le photographe, ou le vidéaste, me suit docilement, enregistrant les images que j’ai prévues. Ensuite, ils reviennent. Sans moi. Le lendemain ou les jours suivants. Par ciel gris ou par grand soleil. Ils font leurs images. En toute liberté mais nourris de mes intentions qu’ils auront perçues lors de la première visite. Et lorsqu’ils me présentent le résultat de leur travail, je suis toujours surpris. Agréablement. Je retrouve mon projet, mais différent. Augmenté de leurs regards. Mieux que je ne l’imaginais... Normal, l’image c’est leur domaine !

 

N.E. : Après la prise de vue, les photos sont-elles beaucoup retravaillées ?

M.B. : Nous nous attachons, avec Serge, à les retoucher le moins possible. Les scories, les petits défauts du béton, les traces de pluie ou de poussière... c’est justement ce qui rend la photo intéressante ! La retouche affadit l’image, lui enlève de l’épaisseur.

 

N.E. : Vous arrive-t-il de photographier vos bâtiments après plusieurs années, pour voir comment ils vieillissent ?

M.B. : Oui et c’est très instructif. C’est le temps qui en s’incrustant rend la construction vivante.