Un idéal qui échappe et jamais ne déçoit

Par Bernard Desmoulin, membre de la section d’architecture

 

 

Salle de conférence sur l’Étang des Brumes,  domaine du Moulin de la Forge au Vaumain (60), 2016.
En haut : salle de conférence sur l’Étang des Brumes, domaine du Moulin de la Forge au Vaumain (60), 2016. Bernard Desmoulin, architecte. Photo Celia Uhalde

 

Il est communément admis que le photographe dévoile ce que le regard néglige. De même la photographie coagule ce que le mouvement, c’est-à-dire la vie, dissimule. Cette recherche de vérité, de preuves pourrait-on dire, construit probablement une illusion en délaissant ce qui est hors de son champ.

Plus que le point de vue, le cadrage, art de la sélection et du choix, propose ainsi, par omission, une fiction aux accents de vérité. En procédant souvent par soustraction, le photographe, quand il regarde l’architecture, en restitue un assemblage réducteur constitué d’une somme de signes exfiltrant toute forme de nuance.

La particularité de la photographie d’architecture est qu’elle voudrait figer ce qui semble l’être déjà. Or, l’architecture, plus que de stabilité et de permanence, est surtout faite d’usages, de déplacements, de complexités et de lentes évolutions. En lui ôtant le mouvement, le photographe suggère ou impose une idée tout autre, et c’est précisément cette restitution qui nous intéresse.

Pris dans un univers de signes et de symboles, l’homme moderne vit dans un monde d’abstraction embrumant peu à peu la représentation d’une réalité qu’il n’appréhende qu’à travers certaines catastrophes. L’architecture n’échappe pas à cette virtualisation du monde. Réduite à une simple image, à un slogan formel, parfois à une matière et débarrassée de sa complexité, elle augmente son pouvoir d’attraction auquel peu d’entre nous savent résister.

Rejoindre le monde de l’iconographie, celui où la gravité n’existe plus, celui qui oublie contraintes, nécessité et banalité, c’est accéder à un idéal qui nous rapproche de l’état originel du croquis et nous éloigne de la vérité construite.

C’est ce que nous, architectes, demandons à nos amis photographes : représenter la mariée dans sa belle robe blanche en captant l’état de grâce de la reine d’un jour avant que celle-ci ne rejoigne sa vraie vie : la représenter telle que l’on ne la verra plus. C’est concentrer dans une image, une somme de complexités, de contraintes résolues, de batailles perdues ou gagnées, de conquêtes subtiles, d’aspérités dans une allégorie transmissible et partageable. C’est une image sainte que l’on cherche à voir, celle qui repose sur la foi et non sur le froid constat du scientifique inquisiteur : « Croyez-moi, l’image ne ment pas ! ».

Le photographe construit ainsi un idéal qui nous échappe et jamais ne déçoit. Il finit le travail, peaufine l’objet et livre son message prêt à la diffusion. Il est l’évangélisateur qu’il nous faut accepter. Sa mission ? Au mieux représenter poétiquement un miracle, à défaut un leurre. En produisant des icônes, il nous montre par le bout de la lorgnette un imaginaire exemplaire. La représentation bien plus que sa réalité fait école. Plus qu’un témoignage, c’est un faux témoignage qu’il nous donne.

Depuis longtemps, l’architecture contemporaine ne se parcourt plus à pied mais avec le regard, un regard désespérément dirigé vers le petit écran, bien positionné dans l’axe de la marche.

Le monde numérique, en nous imposant sa réalité artificielle, jugée augmentée, laisse à la photographie, cheminant dans une direction inverse, le soin d’explorer le domaine plus excitant d’une réalité diminuée. Diminuée certes, mais pas affaiblie. Libérée de l’inutile, de ses excès et de ses artifices.

En fixant ce qu’elle désigne comme essentiel et en recherchant la signification autant que la sophistication dans le cadrage, l’architecture photographiée, parfois touchée par la grâce, rejoint l’univers de l’espace fictionnel. D’un simple détail révélé, ou mieux de quelques fragments, elle transforme l’amateur en archéologue attaché à reconstituer un tout. Elle réoriente la réalité vers un imaginaire et c’est ici que réside son pouvoir de séduction : elle nous confronte à notre capacité d’interprétation. L’image de synthèse, représentation d’une promesse non tenue et d’une narration appauvrie, laisse à la photographie le soin de reconstruire un passé enchanté.

L’architecte, complice de cette duplicité, peut sous-traiter habilement au photographe, qui se substitue à lui, la dimension artistique de son œuvre. L’auteur d’une photographie, parfois plus reconnaissable que celui d’une architecture, signe un propos, une ambiance ou une obsession en imposant à la postérité, quand l’ouvrage en a une, le regard précis et figé d’un objectif qui imprime non pas ce qu’est l’architecture mais ce qu’elle voulait être.

Quelques clichés minutieusement autorisés et choisis dans l’héritage prolixe et magnifique de l’architecte mexicain Luis Barragan auront suffi à fixer définitivement sa notoriété universelle. D’autres images, comme celles d’un rayon de soleil révélant l’imperfection d’un mur en béton de Tadao Ando, viennent résumer l’ensemble d’une œuvre en la dotant d’une dimension spirituelle.

Dans sa résolution formelle, l’architecture moderne s’est largement accommodée de cette représentation schématisée allant jusqu’à modifier et orienter la conception des architectes dans une recherche inavouée d’une œuvre photogénique. Le minimalisme et le « matiérisme» trouvent peut être ici l’une de leurs origines.

Finalement, que reste-t-il d’un édifice quand il est soumis aux caprices du temps, au goût et aux attentions d’une époque, victime de ses hardiesses formelles ou de ses retenues symboliques ? L’architecture résumée en quelques signes pour supporter les traces d’un temps révolu affiche en revanche une jeunesse éternelle propre à figurer dans un musée imaginaire réactualisé en permanence.

L’ami photographe en est le conservateur. Son travail nous inciterait presque, nous autres architectes, à laisser agresser et défigurer nos œuvres, en toute insouciance, par de nouvelles contraintes et de nouveaux destins. Peu importe, une fois archivées, elles demeurent ainsi immuables et parfaites, consultables et débarrassées de rides encombrantes.

L’état de grâce, celui de la ruine adulée, état noble et final, n’est plus aujourd’hui pour l’architecte la fortune espérée de son œuvre construite. La photographie, plus qu’elle n’archive, narre une tout autre histoire dans une forme de permanence qui dispense notre mémoire d’être trop aiguisée.