Le sacré dans l’art

Par Haïm Korsia, Grand-rabbin de France, membre de l’Académie des sciences morales et politiques

 

 

Geneviève Asse, Ligne blanche, 2009, huile sur toile, 60 × 92 cm.
Geneviève Asse, Ligne blanche, 2009, huile sur toile, 60 × 92 cm.
© Galerie Laurentin. © Adagp, Paris, 2023

 

Voici deux notions, le sacré et l’art, qui paraissent, à première vue, antinomiques et qui, pourtant, fonctionnent ensemble de manière très enrichissante dans le judaïsme.

En effet, la Bible a toujours porté une méfiance pour la représentation d’une figure humaine, ou même des astres ou de quelque image que ce soit. C’est d’ailleurs l’un des Dix commandements : « Tu ne te feras point d’image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre.» (Exode XX, 4)

Et cela est encore plus explicite dans le livre du Deutéronome (IV, 15-19) : « Prenez bien garde à vous-mêmes : vous n’avez vu aucune forme le jour où le Seigneur vous a parlé à l’Horeb du milieu du feu. N’allez pas vous corrompre en vous fabriquant une idole, une statue de quelque forme que ce soit, représentant homme ou femme, bête qui marche sur la terre, oiseau qui vole dans le ciel, bestiole qui rampe sur le sol, poisson qui vit dans les eaux sous la terre. Prends garde lorsque tu lèves les yeux vers le ciel et que tu vois le soleil, la lune et les étoiles, toute l’armée des cieux ! Ne te laisse pas égarer, ne te prosterne pas devant eux pour les servir. Ceux-là, le Seigneur les a donnés en partage à tous les peuples qui sont sous le ciel ».

Mais le sacré, dans sa dimension transcendantale et inatteignable, celle qui nous offre de sortir de la petitesse de nos vies, est « une notion sociale, c’est-à-dire un produit de l’activité collective », comme le dirait Marcel Mauss, et non pas un acte isolé. C’est-à-dire que l’art qui élève, qui touche au sacré, peut toujours rencontrer une forme de kairos qui fait percevoir la même espérance à un groupe humain. Et le judaïsme a toujours su créer de l’art sous toutes ses formes malgré ces préventions qui sont, en fait, un appel à la prudence face à la force de l’image.

L’art se pense d’abord comme un embellissement des rites religieux et la Bible elle-même parle d’un « beau» fruit qu’il fallait ajouter au bouquet constitué d’une branche de palmier-dattier qui donne des fruits sans avoir d’odeur, d’une branche de myrte qui sent bon sans donner des fruits et d’une branche de saule pleureur qui ne possède ni fruit ni odeur : « Vous prendrez, le premier jour, du fruit des beaux arbres, des branches de palmiers, des rameaux d’arbres touffus et des saules de rivière ; et vous vous réjouirez devant l’Éternel, votre Dieu, pendant sept jours » (Lévitique XXIII, 40).

Mais quel est ce « beau » fruit et de quel arbre vient-il ? C’est le cédrat qui, selon les commentaires, possède une bonne odeur et se trouve être agréable à consommer, comme s’il portait la convergence de la spiritualité et de la matérialité.

Nous avons là l’archétype du sacré dans l’art selon le judaïsme, c’est-à-dire une convergence du bien et du bon qui vient élever le moment.

Au fond, l’art est le fait de dévoiler des réalités du monde qui restent invisibles jusqu’à ce qu’un œil plus vivant ou plus décillé que les nôtres puisse le révéler à tous. Si l’art fait exister le sacré, et le porte à la connaissance du plus grand nombre, il permet aussi de figer une image à un instant T. C’est donc aussi une façon de s’extraire du monde qui va si vite, de faire un pas de côté. En cela, l’art marque une distinction du monde qui nous entoure.

Conjuguer art et sacré c’est aussi relier les deux, or le mot relier vient du latin religare, qui donne le mot religion. Il y a bien une notion religieuse, sacré dans l’art qui transcende.

Dans la mesure où il permet de représenter, célébrer ou accompagner des concepts religieux ou spirituels, l’art est en effet un moyen privilégié pour exprimer sa foi, son for intérieur et matérialiser ce qui relève de l’intangible. Il accompagne également la ritualisation des pratiques religieuses car c’est avant tout une activité de création, à l’image de la Création de Dieu. Le sacré rend l’homme créateur, artiste de sa propre création, artiste de sa vie pour lui donner du sens.

C’est cette recherche de sens par l’art que porte, par exemple Chagall qui, par-delà sa foi, traduit les émotions des croyants afin de susciter une élévation, et ce, dans toutes les religions, lui dont les peintures ou les vitraux ont fait sens pour tous les fidèles.

 

Paul Andreu (1938-2018), 14-07-25, acrylique, 60 x 46 cm. Collection particulière
Paul Andreu (1938-2018), 14-07-25, acrylique, 60 x 46 cm. Collection particulière

 

Peut-être que la dimension sacrée de l’art, ou la dimension artistique du sacré apparaît le plus justement avec Bezalel fils d’Houri, celui que Moïse s’adjoint afin de construire le Tabernacle. Il ne devait que réaliser les ordres divins et pourtant, il les interpréta à sa façon, avec sa propre spiritualité et sa propre sensibilité. Il en alla de même avec maître Hiram que Salomon manda afin de l’aider à réaliser le Temple de Jérusalem. Il y a toujours besoin d’un artiste, d’un architecte, d’un rêveur pour s’élever au-dessus du matériel, et c’est la vocation du sacré dans notre monde. N’est-ce pas très exactement ce que faisait mon ami le grand architecte Paul Andreu en construisant des aéroports mais surtout en leur insufflant une âme ? Je l’appelais Rabbi, lui qui était catholique, car il m’enseignait comment faire naître du sacré des dessins et des objets, des lieux et du monde, des mots et des silences. Il embellissait le monde car il savait y instiller du sacré par son art. Mon lieu de prière, lorsque je prie chez moi, est devant une de ses dernières peintures qui ouvre sur du vide, ou plus exactement, qui laisse de la place pour le rêve dans la perfection du monde.

Oui, l’art est au service de la religion pour les objets du culte, pour le rituel, pour l’architecture, au point que la Bible peut dire : « Ma force et mon chant, c’est le Seigneur : Il est pour moi le salut. Il est mon Dieu, je le célèbre ; j’exalte le Dieu de mon père ».

Mais le mot pour dire célébrer peut être traduit également par la beauté et nous pouvons donc traduire par « Il est mon Dieu et je L’embellirai » (Exode 15.2).

Comment imaginer pouvoir embellir Dieu ? Les commentaires disent de confectionner de beaux objets de culte.

Il y a donc bien une sacralisation de l’art ou plus précisément, un engagement de l’art à proposer une sacralisation des choses et du temps. Et c’est peut-être bien le meilleur accès au sacré en ce monde, car le plus universel.