L’insaisissable

Par Édith Canat de Chizy, membre de la section de composition musicale de l'Académie des beaux-arts

 

 

Il y a quelques années, le Diocèse d’Ile-de-France m’a passé commande de la messe d’inauguration de la Cathédrale d’Évry. J’ai été alors amenée à réfléchir sur le sens de ce qu’on appelle communément la « musique sacrée ». En l’occurrence, j’avais à écrire une messe, j’étais donc dans une dimension liturgique, qui n’est qu’un aspect de la musique sacrée.

Lors de la création, j’ai été confrontée aux réactions du clergé : j’avais trop privilégié le silence de l’écoute par rapport à l’exigence de la participation des fidèles... une expérience qui m’a rendue très circonspecte par la suite.

Lors de l’enregistrement sur CD de cette Messe de l’Ascension, le directeur du label (1) m’a demandé de m’exprimer sur le sacré : voici ce que j’en ai dit à l’époque : « Le sacré nous traverse, il surgit. Il imprègne l’œuvre de sa trace, souvent à l’insu du créateur, et personne ne peut s’en prévaloir, ni se l’approprier. C’est pourquoi je reste très réservée par rapport au terme de « musique sacrée ». Musique liturgique, oui, comme le sont mon Livre d’Heures et la Messe de l’Ascension. L’approche du sacré, c’est une autre aventure. »

Une autre aventure... car le sacré n’est l’apanage d’aucune religion, il est « l’Insaisissable », le « Buisson ardent », le « Séparé ». Il est « l’Éclair » dont parle René Char : « J’avais onze ou douze ans quand ce que j’appelais le grandissime éclair est tombé sur moi pour la première fois. Plus rien n’a compté. Le jour n’éclaire pas, seules existent la nuit et la clarté, mais cette clarté vient de la nuit, c’est le grandissime éclair. Il ne scintille que de temps à autre, un certain nombre de fois dans une vie, mais à chaque éclair on distingue un peu plus de choses qu’à l’éclair précédent.

On mourra sans avoir tout vu, bien entendu, mais, en tout cas, on a vu un peu plus que ceux qui ne voient que dans le jour. Bien que l’éclair fasse ensuite plus obscure l’obscurité qui le suit » (2).

 

Joseph Mallord William Turner (1775-1851), Le Dernier voyage du Téméraire (détail), 1838, huile sur toile, 91 × 122 cm.
Joseph Mallord William Turner (1775-1851), Le Dernier voyage du Téméraire (détail), 1838, huile sur toile, 91 × 122 cm. National Gallery, Londres, Royaume-Uni.

 

Et l’on retrouve l’écho de cette expérience dans Nu perdu :

« Toi qui nais appartiens à l’éclair. Tu seras pierre d’éclair aussi longtemps que l’orage empruntera ton lit pour s’enfuir ».

Je n’ai trouvé nulle part ailleurs une si évidente expression du sacré. Le terme de « pierre » évoque ici la violence de son irruption et de son impact... J’ai donné ce titre de Pierre d’éclair en 2010 à l’une de mes pièces d’orchestre, un oxymore qui m’a inspiré tout un univers de timbres.

Mais le sacré peut être aussi ce « proche invisible » dont parle encore René Char. Si la caractéristique du sacré réside dans la transcendance et dans l’abrupt de la séparation, la création artistique est un des lieux où il peut s’appréhender.

Aux artistes donc de l’approcher, parfois au-delà du silence, pour que leurs œuvres en témoignent.

Je pense en particulier à la chapelle de Notre-Dame du Haut, à Ronchamp, construite par Le Corbusier de 1953 à 1955. N’étant pas croyant, Le Corbusier commence par refuser de travailler pour l’Église qu’il appelle une « institution morte »... Mais les membres du Diocèse insistent. Il finit par venir à Ronchamp : il est alors totalement saisi par la vue sur les paysages qu’il baptise immédiatement les « quatre horizons ». Cette chapelle est un espace saisissant, investi d’une présence singulière, qu’on pourrait qualifier de surnaturelle.

Je pense aussi à un certain quatuor de Beethoven, à un tableau de Turner, ou au mystérieux vertige de Nicolas de Staël devant sa toile, vertige qu’il appelle « une trop grande part de hasard ».

Et pour terminer je reviens à Char qui résume dans ces vers le destin du créateur : « Porteront rameaux ceux dont l’endurance sait user la nuit noueuse qui précède et suit l’éclair ».

 

  1. Édith Canat de Chizy, Livre d’Heures, Éditions Hortus, 2007
  2. René Char, Œuvres complètes, La Pléiade